Algérie

Addictions tueuses



L'addiction est multiforme. Ce fléau ne mène pas seulement au suicide comme on le voit ces derniers jours. L'addiction est aussi porteuse d'autres malheurs. Certaines mènent droit vers des maladies graves. D'autres, ignorées pour la plupart des gens, ont pour conséquence de conditionner psychologiquement l'enfant ou l'adolescent, l'infantiliser intellectuellement en hypothéquant son épanouissement et son autonomie. Et la première victime de ces addictions multiformes est toute désignée : l'innocence et la fragilité de nos enfants. Les auteurs : des prédateurs voraces. Avec l'infitah (libéralisme) débridé, il fallait s'y attendre. Et ce qui devait arriver arriva : en position de passivité et d'impuissance, la société algérienne s'engouffre dans la société de consommation sans pour autant produire ses biens consommés. Nous sommes entrés en modernité par effraction. De la sorte, mal préparés culturellement, nous avons embrassé les mirages et les mauvais côtés du progrès universel et du libéralisme économique.En pointe de ce libéralisme débridé s'active une certaine catégorie d'industriels et les affairistes de l'import-import qui ont transformé nos ports en poubelles de l'Occident, l'inondant d'articles taïwanisés. Pour rafler cette manne providentielle, ils ont recours à la publicité. Et l'une de leurs cibles préférées n'est autre que l'enfant algérien, filon juteux, s'il en est. Une proie facile. C'est ainsi que des vidéos de produits nocifs à leur santé — et de qualité nutritionnelle douteuse — sont projetées en boucle sur les écrans de télévision à des heures de grande audience ou accrochés à des panneaux géants installés là où il faut (écoles, lycées...) : bonbons, chocolats, boissons trop sucrées, biscuits et gâteaux, plats gras dégoulinant de ketchup ou de mayonnaise. Tout cela au mépris des règles basiques de l'hygiène alimentaire.
Comment ne pas s'offusquer de ces pubs minables dans la forme et dans le fond : manque de professionnalisme technique et cynique dans le message envoyé' Comme ce spot qui montre des enfants associés aux ripailles familiales arrosées de boissons sucrées, de plats dégoulinant de gras et de charcuteries salées (cachir, merguez).
Les mignonnes têtes brunes ou blondes sont même invitées à lécher les assiettes grasses ou plonger leurs doigts dans un produit alimentaire pour l'engloutir. Aussi grave que ces messages vantant la malbouffe, il y a la ségrégation raciale qui se cache derrière ces publicités nocives. Tiens, tiens ! A-t-on vu sur nos écrans TV des enfants ou des familles de couleur ' Et pourtant, à profusion, ces images dégoulinantes de produits «douteux» inondent quotidiennement et en boucle les familles algériennes. Vous avez dit addiction ' Oui ! Une double addiction via la pub à l'algérienne : à la malbouffe et à l'ignorance de l'autre pour «délit de couleur de peau». Nos enfants grandissent pendant toute leur enfance sans jamais voir d'Algériens de couleur dans ces pubs qu'ils affectionnent.
On ne peut que constater les dégâts : les tendances au racisme, d'une part, et à l'obésité précoce, d'autre part. Cette dernière s'annonce comme un danger de santé publique. Avec ses conséquences irrémédiables : le diabète et l'hypertension. L'addiction au sucre et aux matières grasses oriente l'enfant et conditionne le futur adulte dans ses goûts alimentaires. Aucune parade spontanée ne viendra arrêter cette machine infernale de l'addiction dès l'enfance, à moins d'une action radicale de prévention/sensibilisation et de dissuasion. Et cette émission d'une télévision algérienne, spécialisée en plats cuisinés '
Une chef-cuisinière présente la confection d'un jus d'orange. La recette ' 1 500 g (1,5 kg) de sucre pour 3 kg de fruits : ou le mode d'emploi de l'obésité servi en direct. Est-il besoin de rappeler qu'en Algérie les médias lourds ne consacrent aucun espace à la sensibilisation et à l'éducation préventive ' Si ce n'est la projection, une fois de temps à autre, d'une campagne de santé publique initiée par des institutions étatiques. Nettement insuffisant pour mettre en garde les parents et leurs enfants. La question mérite d'être posée : pourquoi cette absence de sensibilisation/éducation à large échelle via les médias ' Les pressions financières des annonceurs seraient-elles aussi fortes que la santé de nos enfants ' Pourtant, les deux approches ne sont pas incompatibles : satisfaire à la demande des annonceurs et s'acquitter d'une clause éthique et déontologique par des émissions d'utilité publique. En attendant que les autorités prennent des mesures dissuasives contre les industries alimentaires et les importateurs de «gâteries addictivantes» pour enfants.
Par ailleurs, des jeux plus soft que la «Baleine bleue» sont disponibles et sont en relation directe avec la malbouffe. Ils associent deux types d'addiction : aux jeux vidéo et à la consommation abusive de sucres et de gras, en plus de la sédentarité. Ces applications gratuites dénommées «advergames» sont des jeux très séduisants, excessivement ludiques. Les enfants s'y accrochent au point de s'oublier des heures durant, sept jours sur sept. Ces jeux maléfiques sont initiés par des marques de groupes alimentaires de dimension mondiale avec leurs logos et vantant leurs produits (les sandwiches Mac Do ; les chocolats et les jus Nestlé).
En Europe, la sonnette d'alarme a été tirée par des associations de défense des consommateurs pour dénoncer ces pratiques de marketing des grandes marques et de la grande distribution. Comme argument, elles présentent des études d'experts internationaux qui prévoient qu'à terme, il y aura 6 millions de décès dans le monde à cause du surpoids et de l'obésité. Les États-Unis sont aux premières loges de ce macabre pronostic. Et aussi paradoxal que cela puisse paraître, ils sont talonnés par des pays pauvres – et oui ! au rythme et à la manière où va la sensibilisation/information autour de ces fléaux sociaux, l'Algérie finira par rejoindre le peloton de tête. Les signes sont déjà là .
En parlant de sensibilisation, on ne peut s'empêcher de penser à Habib Bourguiba, le premier président de la République de la Tunisie. Il a utilisé le petit écran de la télévision publique pour dispenser des leçons magistrales en direction de ses concitoyens. Il délivrait régulièrement des messages didactiques pour conscientiser, former et éduquer ses concitoyens aux exigences de la modernité. Un ami tunisien se remémore ces moments privilégiés quand Bourguiba se présentait à l'écran pour parler à la mère de famille. Il leur parlait en termes simples d'éducation maternelle, comment assurer l'hygiène domestique, par exemple. Et de se rappeler avec nostalgie de cette image insolite du président prenant une tomate, la passant au robinet et la découpant en rondelle.
Des gestes anodins, mais salvateurs pour la santé. Le résultat est là : nos frères tunisiens se sont – et de loin – mieux adaptés à la modernité que tous les autres pays arabes.
lnternet
La chronique est défrayée ces derniers temps par la série de suicides d'adolescents qui ont endeuillé des familles. Il paraît que c'est dû à l'addiction aux jeux sur le Net. En attendant la confirmation officielle, il se dit que celui de «la Baleine bleue» aurait été fatal aux pauvres victimes. Làaussi, la vigilance parentale et celle des autorités a été prise de court. Au sein des couches moyennes et aisées, l'air du temps est à l'achat de tablettes numériques ou de portables sans cesse hypersophistiqués – publicité et mode obligent. Le concept de «l'enfant-roi» prend ici toute sa dimension négative : ses parents ne lui refusent rien. Tous ses caprices sont exaucés, sans limite parfois. Et le résultat ne se fera pas attendre : il ne saura s'arrêter dans sa quête du neuf et du nouveau. Quitte à sombrer dans l'addiction à l'écran tactile, faute d'espaces collectifs d'expression et d'épanouissement sains où s'adonner à des activités appropriées à ses besoins. La chape idéologique qui étouffe notre société a des conséquences sur nos enfants et notre jeunesse. Ils n'ont d'horizon pour satisfaire leurs rêves et leurs potentialités que la pratique du football ou des sports de combat. Ce sont là les deux activités les plus demandées par les parents pour des raisons diverses.
Trouvent-ils facilement des espaces qui offrent des activités artistiques, littéraires ou de simple défoulement (chanson, musique, danse) ' Pas la peine d'y penser, à de rares exceptions dans les grandes villes — et encore pour les enfants d'une certaine classe. Que dire alors de l'absence en animations juvéniles qui caractérise les zones rurales ou semi-rurales ' Un vide vite comblé par les nouvelles «religions», le foot et les sports de combat ; sans oublier les jeux vidéo — ou”? la drogue pour certains. L'oisiveté est mère de tous les vices. Espaces de défoulement sains et d'affirmation personnelle, les maisons de jeunes et les centre culturels subissent à leur tour cette chape de plomb idéologique. Les nombreuses activités que ces structures sont censées offrir ont fini elles aussi par succomber au diktat idéologique : activités orientées et encadrées selon le dogme. Lugubre est le décor entourant l'enfant algérien : point de salles de cinéma, crise du théâtre de jeunesse et pour les enfants (àpart quelques exceptions, ses productions sont, elles aussi, orientées idéologiquement), maigre est la littérature enfantine et celle de jeunesse. Quant aux émissions télévisées à leur intention, quand elles existent, faible est leur impact par déficit en professionnalisme. Ce désert culturel pousse l'enfant à se réfugier dans cette bulle où il peut rêver, s'évader et oublier son mal-être : la tablette numérique.
A regarder le traitement télévisuel de l'épisode de «la Baleine bleue», l'observateur avisé ne peut que rester incrédule devant tant de légèreté dans le traitement médiatique (certains médias). A-t-on idée d'ignorer l'avis de pédopsychiatres et de psychologues expérimentés et à l'expertise avérée dans l'étude des suicides – même s'ils ne maîtrisent pas la langue arabe classique — et se contenter des prêches moralisateurs d'imams invités pour aborder une problématique qui ne relève pas de leurs compétences ' N'est-ce pas là une double prime au fatalisme et au rejet de l'esprit scientifique ' On aurait aimé voir une intervention de l'Arav et des autorités habilités pour recadrer ce genre d'émissions frelatées. Et quelle serait la place de l'école dans cette action de prévention/sensibilisation ' Assurément, l'institution ne peut rester en marge même si son message risque d'être effacé une fois l'enfant rentré chez lui. L'impact publicitaire via la télévision, l'ambiance permissive familiale ainsi que la «malnutrition culturelle» étant de loin trois éléments les plus impactants sur des êtres en âge critique. Ils sont portés par leur élan vital pour découvrir, se découvrir, se mesurer et expérimenter des émotions autres. La parole de l'enseignant est toujours la bienvenue quand elle est assez explicite et touche la sensibilité et l'intelligence de l'élève. Toutefois, la piste la plus efficace demeure l'éducation aux médias, l'éducation à la saine alimentation, aux bienfaits du sport, des arts”?
Toutefois, loin des lumières médiatiques, une autre forme d'addiction empoigne des générations entières d'élèves algériens : le conditionnement à l'assistanat/infantilisation aux cours payants dits de «soutien».
Dès sa première année du primaire, lui et ses parents sont assaillis par des prédateurs d'un genre nouveau : des enseignants/commerçants. La fréquentation de ce commerce suggérée souvent quand elle n'est pas imposée d'une manière ou d'une autre deviendra un rendez-vous incontournable. Même les vacances d'été lui (ce commerce) sont consacrées. Portant en germe des dérives multiples, d'ordre moral mais aussi socioéconomique et surtout psychopédagogique, ce commerce informel est devenu une addiction. Arrivé à l'université, le nouveau bachelier continue à demander à ses parents de lui payer des cours dits de «soutien». Au finish, c'est son autonomie personnelle, intellectuelle qui en pâtit : une dévitalisation intellectuelle garantie.
Comme quoi, une addiction mène toujours au néant. La mort physique par suicide ; la mort lente par la malbouffe, la drogue, le tabac ou l'alcool ; et la mort intellectuelle par cette gangrène des cours payants. L'urgence est signalée : donner à nos enfants et à notre jeunesse ces espaces où vivre leurs rêves. Les protéger des discours moralisateurs et des castrations idéologiques. En un mot : les laisser vivre leur enfance, leur adolescence.
A.'t.
Du même auteur : Que faire pour éradiquer le fléau des cours payants - Editions Le Tremplin - Mars 2017.


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