Algérie

Actes du colloques de Taghit



23-26 novembre 1987 Organisé par l'atelier "Sémiologie spatiale"du Laboratoire sur les Etablissements et les Modes d'Organisation de l'Espace.


C'est de Taghit que je partirai pour dire l'espace maghrébin, ses enjeux et ses pratiques, tout au moins pour essayer de baliser cet espace, au regard de la problématique mise à jour par le laboratoire de recherche de l'URASC sur les "Etablissements Humains et Modes d'Organisation de l'Espace".
Car Taghit reste le symbole de ces oasis insulaires, placées sous le signe de la discontinuité morphique, celle de l'enclavement, ce qui confère à la communauté locale un souci de concision toponymique, de verbalisation du capital hydraulique et foncier, et un art du partage de ce capital régi par des coutumes séculaires.
En revanche, la lecture de ces terroirs impose à l'investigateur de relier chaque fois la singularité locale à l'environnement régional.
La réalité paysanne des oasis occidentales nous y invite inexorablement chaque fois que l'on veut relever ses éléments constitutifs. Son champ paraît encore aujourd'hui comme marqué par cette immanence du passé où survivent les faisceaux multiples qui le traversent à partir des "quatre orients". Ces polarités cardinales se croisent ou se superposent en des dénivellations qui sont restées quasi permanentes, et qui composent, au moins jusqu'à l'occupation française, le tissu morphologique complexe de la région : la multiplicité des alliances, des groupes de référence, des modèles confrériques comme des apports culturels, s'explique par la sédimentation et le caractère cumulatif de tous les éléments charriés par les migrations successives. Leur persistance est due à l'ambivalence de cette société entre une sujétions nomade et une allégeance étatique. Un rattachement exclusif au règne nomade, fait de razzia et de déprédation, aurait abouti à une société de type "anarchique", tandis que le rattachement à la polarité inverse, fondée sur un ordre fiscal régulé par une bureaucratie organisée et implantée localement, aurait conduit cette société à s'insérer progressivement dans un univers étatique centralisé.
Déjà, en raison même des mouvements historiques et des liaisons qui se sont tissées entre les groupes caravaniers et les dynasties citadines du Nord, les causalités et les corrélations entre les faits localement constatés doivent faire appel à des acteurs sociaux ou à des protagonistes lointains historiquement et géographiquement. Les rares témoignages de ces mouvements historiques nous viennent de la Mouqaddima d'Ibn-Khaldoun ou du géographe Al-Barkri, encore que ces témoignages en restent à stade anecdotique, quand ils ne constituent pas - le premier surtout - une philosophie de l'histoire. Ils peuvent néanmoins suggérer, à la lumière des recoupements qu'offre l'observation directe des sociétés nomades ou de celles qui - enclaves sédentaires - nous donnent, sous une forme dégradée mais suffisamment saisissable, l'esquisse de modes de production anciens, une vision globale des multiples polarisations que l'espace maghrébin a subies tout au long de son histoire. Jusqu'au XIVème siècle, les axes principaux du grand commerce caravanier allaient du Soudan au Maghreb, plus précisément de Tombouctou à Fès, Marrakech, Tlemcen, Bougie. Ces métropoles ont successivement joué le rôle de pôle, vers lesquels convergeait le produit des butins et les métaux précieux, l'or natif surtout. L'aristocratie citadine, à l'époque du royaume de Sidjilmassa, régentait ainsi les tribus nomades, qui constituaient à leur tour des "aristocraties guerrières" 1 , et ce, dans les limites politiques de leurs territoires. L'espace politique de ces tribus était celui des axes du grand nomadismes : cet espace ne constituait pas un continuum dûment défini par des frontières précises, mais se focalisait sur des points d'eau des lits d'oueds humides, des oasis, bref des enclaves "utiles" et permettant de fixer de manière durable une population. Aussi, le grand commerce caravanier s'est-il doté, pour ses haltes, de véritables stations de ravitaillement qui jouaient en grande partie - à l'instar des silos à grains des comptoirs puniques - le rôle de "greniers" céréaliers et d'"auberges" pour les tribus de passage.
D'un autre côté, les cités urbaines du Maroc, quoique n'étant pas soumises au règne nomade, se situaient aussi dans les mêmes axes commerciaux, et se développaient naturellement au rythme des rapports marchands, specta classique de la formation des villes maghrébines, et dont les prolongements sont d'ailleurs visibles de l'autre côté de la Méditerranée, notamment en Irak. Mais alors que ces cités se trouvaient sous l'emprise du Pouvoir Central (Fès ou Marrakech,) les Ksour, par contre, ceux du Sidjelmassa et de l'Anti-Atlas, ceux du Souss, mais aussi du Touat et du Gourara (situés en Algérie), étaient soumis à ce même pouvoir par nomades interposés.

Mais le contrôle des Ksour par les tribus nomades conférait à ces derniers une double position stratégique : les Ksour étaient des maillons essentiels pour le transit ; les tribus constituaient, en plus, par leur force militaire et logistique, et donc par leur mobilité, l'autre maillon nécessaire sans lequel le système marchand ne pouvait fonctionner. Conscientes de leur force, les tribus nomades avaient, de ce fait, un pouvoir de négociation avec les pouvoirs centraux, tant sur le contenu des transactions et des contrats qui les réglementaient que sur la nature du pouvoir et, par conséquent, sur l'opportunité et les clauses des actes d'allégeance. Un tel pouvoir de négociation, potentiel ou effectif, modulait en quelque sorte les rapports antagoniques dans la mesure où il constituait le seul élément fondamental susceptible de faire "bouger" les contradictions au sein du système marchand, d'où, entre autres, la grande fragilité des actes d'allégeance. Cette fragilité s'accentua davantage par suite du monopole qu'allait exercer la flotte turque installée en Algérie, sur le commerce trans-méditerranéen, et des conséquences économiques de ce monopole sur les circuits marchands des dynasties marocaines.

Mais, déjà, à partir du XIVème siècle, les axes caravaniers commençaient à s'orienter progressivement vers Tlemcen, Tiaret, Mascara, ainsi que vers un certain nombre de villes "garnison" des plateaux. Aussi, la polarisation de l'espace saharien évolua-t-elle en conséquence. La notion des frontières y prenait un sens diffus fluctuant ; la véritable frontière était celle qui séparait l'espace de transit, qui est un espace "utile", de l'espace "inutile"; le pouvoir central dominant finissait par lui donner un contenu politique, en mettant en place les institutions qui devaient maintenir le nouvel ordre établi. Mais arrêtons-nous un moment sur cette notion ambiguë de "frontière". Traditionnellement, les historiens distinguent, suivant le milieu écologique, la "frontière de séparation" (zones désertiques), la "frontière de contact" (zones peuplées où les groupes vivent côté à côte) et enfin les zones où se superposent des civilisations différentes.

Pierre Lapradelle donne une définition plus dynamique :
"(…) La frontière est une conception politique pure, elle est un isobare politique qui fixe pour un temps donné les limites d'équilibre entre les groupements humains et les puissances politiques compétitives. Elle relève d'une conception essentiellement dynamique de la vie internationale, elle est fonction du flux et du reflux de la distribution politique" (1928 : 11 - 12) 2 .

Prise dans cette acception, la production de l'espace saharien a été réalisée par la superposition diachronique de deux espaces politiques : celui du pouvoir local propre à la tribu, et celui du pouvoir central, tendant à créer, en compétition avec d'autres pouvoirs centraux, un rapport d'annexion. Avant l'apparition des formes étatiques d'occupation, les frontières variaient en fonction du paramètre écologique : l'espace tribal évoluait suivant les aléas du pacage, de la transhumance. Cet espace devient politique à partir du moment où des groupes tribaux antagoniques tendent à se disputer des points d'eau ou des voies stratégiques. Ceci se retrouve dans la Steppe, où l'on peut dire que l'espace pastoral est instable, voire même, dans les terres de parcours du Tell. C'est-à-dire partout où prédomine le groupe agropastoral.

Si les espaces pastoraux se sont prêtés le mieux à des formes d'appropriation collective, ou plutôt d'"usage" collectif, cette indivision ne jouait qu'à l'intérieur du groupe tribal, qui définissait son champ territorial en fonction de trois principes concomitants : principe agronomique, principe pastoral, principe stratégique. Ces trois registres de référence à l'espace, sont à la base de "l'aménagement endogène" du territoire et s'articulent, suivant le facteur économique dominant, dans les proportions variables. Là où prédomine l'agriculture, la frontière est celle qui sépare le terroir "vivifié" des terres en friche environnantes. C'est l'espace cultural : l'activité pastorale y prend une place secondaire, son champ se superpose à l'espace agronomique ou cultural.
Là où prédomine le groupe pastoral, le parcours se définit non pas comme un champ toujours extensible, mais comme un espace vital se reconstituant par translations saisonnières discontinues. Le mode d'occupation y étant précaire, aucune trace "volontaire" de l'homme n'y figure. Les groupes tribaux entrent souvent en conflit quand leur survie et celle de leurs troupeaux dépendent des mêmes points d'eau, des mêmes aires de pacage. En d'autres termes, alors que l'espace cultural se définit comme un champ fixe en expansion, comme 'imâra ou " terre pleine", "vivante", oekoumène, enclave à l'intérieur des terres en friche ou non arables, c'est-à-dire des "terres mortes", et que la dynamique de ses contours est fondée sur le principe juridique du ihyâ "vivification", l'espace pastoral, par contre, ne se définit pas à partir de sa spatialité, mais de sa temporalité. C'est pourquoi les conflits y furent plus fréquents et plus violents. Ils sont le résultat d'une rupture d'équilibre (écologique), mais aussi des rapports de force entre tribus dominantes et tribus "satellites".

A l'intérieur de ces tribus, l'existence de rapports sociaux inégalitaires renforce le désir d'expansion territoriale (avec l'apparence d'une adhésion communautaire) jusqu'à dépasser le seuil d'équilibre écologique. Ce "surplus spatial", qui joue le rôle de réserve ou de "provision", et qui ne peut être maintenu que par la force, définit l'espace stratégique. La précarité des limites territoriales entre groupes tribaux antagoniques et l'enjeu écologique sous-jacent ont été l'élément pourvoyeur de traditions guerrières, mais aussi des superstructures culturelles, politiques et juridiques. C'est ainsi que les épopées guerrières alternent avec les périodes de trêve, d'où l'importance des "pactes pastoraux" (Berque 1936 a ; 1936 b) qui portent non pas sur des délimitations territoriales, mais sur une "police de la circulation", un code d'usage collectif des parcours. Toute la jurisprudence en la matière est alimentée par des dispositions en matière de servitudes (droits de passage).

En définitive, nous avons un espace cultural, défini par la territorialité et le droit d'antériorité de mise en valeur (principe de la "vivification" et de la "vacance"), un espace pastoral défini par la temporalité et les droits de passage, et un espace stratégique enfin, qui se situe au-delà des besoins immédiats, et dont les groupes dominants s'investissent comme d'un "bien" garantissant des besoins immédiats, et dont les groupes dominants s'investissent comme d'un "bien" garantissant des besoins prospectifs à la fois matériels et logistiques : et se définit ainsi comme une "accumulation d'espace".
Ces trois espaces, notamment quand il s'agit du groupe agropastoral, se superposent et forment l'espace politique de la tribu.

L'espace politique autochtone est défini ainsi comme la combinaison des trois espaces superposés ; avec l'apparition des Etats et des pouvoirs centraux maghrébins, qui se sont constitués sur la base du système marchand et du grand négoce trans-saharien, les grandes dynasties ont toutes eu pour objectif de s'accaparer le marché de l'or et des esclaves, et donc les "troupes transitaires". Les tribus nomades se sont vu conférer alors un rôle économique d'une ampleur nouvelle. En même temps, à leur espace politique originel est venu se superposer (deuxième niveau de superposition) l'espace marchand des pouvoirs centraux. Ainsi, l'espace politique nomade se constitue en même temps qu'il s'insère progressivement dans l'espace politique du pouvoir central, sa configuration évolue suivant la structuration des circuits nomades qu'organise et diligente ce pouvoir dans le cadre de rapports marchands antagoniques (avec les autres pouvoirs centraux, mais aussi avec les groupes nomades en présence).

Jusqu'à la fin du XVème siècle, l'espace algérien s'était structuré en fonction du système marchand en s'ordonnant autour de pôles urbains, sorte de citadelles fortifiées situées essentiellement à l'intérieur du pays, à la limite des plateaux et du Tell. Par suite, le pouvoir beylical, dont les vertus à la fois administratives (centralisation) et mercantiles (la "course") préfiguraient une occupation de "type colonial", imprima cette logique par le développement des villes côtières.
Du XVIème siècle à nos jours, l'espace algérien est polarisé par les grandes villes portuaires, tout comme le Maroc qui vit plus tardivement, certes, Casablanca prendre la relève de Fès et de Marrakech. Dès lors, la ligne qui devait séparer Blad Sibâ de Blad Makhzen avait changé de sens. Ce déplacement historique des pôles, du centre vers la périphérie a donné lieu, là aussi, à une structuration de l'espace rural et villageois dictée non plus par les rapports marchands, mais par les rapports coloniaux : la désaffection de presque toutes les villes pré-coloniales (Nédromah, Mazouna, Honaïne, Qual'a des Beni Hammad, etc.) (Sari 1970) en tant que centres d'intérêt économique, provient de ce que les axes commerciaux sur lesquels elles étaient situées ont laissé place à un nouvel "espace utile", tout comme le "Maroc utile", façonné par Lyautey, a remplacé celui des Saadiens et du grand Sidjelmassa. Ces villes en ruine subsistent encore, là où les traditions agricoles ont pu être maintenues ; il s'agit des villes qui avaient leur arrière-pays agricole, c'est-à-dire au Nord. Mais dans la plupart des cas, ils n'ont pas pu reconstituer sur la base d'une communauté rurale stable, malgré la compétence agronomique et les vertus "agrestes" des immigrés andalous, qui, durant la Reconquista, ont essaimé.

Entre ces villes déchues et les gros villages de colonisation qui, presque tous, se situent en bordure des routes nationales et départementales, nous trouvons les fameux douar, qui sont eux-mêmes des "météorites" provenant des anciennes bourgades tribales.
Entre le Tell et le Sud, la Steppe a servi de tampon, d'espace intermédiaire ou transitoire, malgré le rôle qu'avaient joué les grandes citadelles urbaines des plateaux limitrophes du Nord. La "vocation" pastorale n'y est pas un fait d'écosystème, elle n'y a été en réalité qu'un "accident" de l'histoire. Aux tribus d'éleveurs qui avaient fui le Kharadj "tribu" et le régime beylical, ont succédé celles qui, avec les lois napoléoniennes du "cantonnement", ont vu leurs terres de parcours s'acheminer vers le triste sort des clôtures, symbole rénové du dominuim romain et de la propriété privée sous le prétexte fallacieux des resnullius que d'aucuns attribuaient à des erreurs d'interprétation juridique (du droit coutumier), ou à de simples glissements sémantiques…

Le reflux des pasteurs vers les plateaux, puis vers la Steppe, a correspondu au désir naturel de reconstituer leurs zones de parcours dans une aire géographique qui, simple no man's land, n'était pas encore "chargée" juridiquement. Or, les contraintes de l'autoconsommation ont dicté à ces pasteurs de se circonscrire un territoire, même occasionnel, afin d'y pratiquer une agriculture d'appoint. L'organisation villageoise y prit alors une forme nouvelle depuis que le "terroir", élément de fixation partielle, est venu relayer - mais sans jamais le faire disparaître - le troupeau.

Il ressort en définitive ce bref panorama que l'espace saharien, l'espace steppique et l'espace tellien ont tour à tour été façonnés par l'histoire, à travers des polarisations variables qui expliquent leurs évolutions particulières certes, mais aussi le nœud gordien de leurs interférences. A ces interférences du passé, s'ajoute aujourd'hui, en les renforçant, l'empreinte moderniste d'une intégration "volontaire". Le planificateur, doté de la technique rationnelle, veut marquer ainsi du sceau de la modernité et du progrès l'espace algérien. Le remodelage qui en est projeté est dicté par les exigences d'un développement unificateur. Celui-ci n'est pourtant pas parvenu à effacer les disparités régionales qui tiennent non seulement aux données économiques, mais aussi à la singularité des formations sociales, dont les résurgences féodales ou esclavagistes des unes côtoient le modèle capitaliste des autres. Chacune de ces formations correspond à une séquence de l'histoire algérienne ; elles coexistent pourtant avec des rapports de production spécifiques, certes, mais en pleine mutation. Car nous n'assistons ici et là qu'à des formes séquellaires ou résiduelles de modes de production anciens ; c'est pourquoi ces différentes formations sociales ne participent pas aujourd'hui avec la même modalité ni le même rythme à ce vaste mouvement d'intégration nationale.
Contre de telles discordances économiques et sociales, entre autres, le projet unificateur s'annonce cependant sous le signe du monolithe. Car la singularité culturelle, fut-elle charriée par des siècles d'oppression féodale, est justiciable d'un tout autre traitement que ceux normatifs auxquels elle a donné lieu à ce jour. Telle une sépulture profanée, le baume dont on veut bien l'encenser - dans ces fastes moments de volontarisme culturel - n'a d'égal que le paternalisme du coup de grâce. Dire l'espace maghrébin, ses enjeux, ses pratiques, c'est aussi, semble-t-il, se faire l'écho de la pluralité existentielle du vécu maghrébin, c'est méditer enfin les propos de ce vieil Imâm de Tamentit, mort centenaire voilà bientôt quinze ans, et qui, témoin de son siècle, me confia un jour : "Je suis originaire de Saquia-el-Hamra. Mon père avait jadis combattu aux côtés de Ali Ben Ghedahûm, contre les Mamelouks du Bey de Tunis, parce que le Cheikh de notre Zawya ne voulait pas que les Mamelouks déposent le Bey… Je suis allé une fois sur les chemins empruntés par mon père, jusqu'à Kayraouane - c'est une grande oasis qui se trouve après celle de Biskra…".
Ainsi, les propos du Vieux Abdesslam montrent que par delà le Maghreb des Etats, conçu par l'élite dans une territorialité d'emprunt, il y a une maghrébinité à la base, fugitive mais vivace, celle qui est structurée à la fois par la continuité hagiologique, la convivialité marchande et l'identité toponymique.
Nadir MAROUF



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