Hommage à Abdou Benziane, journaliste, homme de télévision, passionné de
cinéma, mais d'abord, un homme libre.
C'était fin 1990.
Abdou Benziane, fraichement
nommé à la tête de la télévision algérienne, devait adapter cette institution
au nouveau paysage politique. Il fallait en modifier le statut, pour permettre
une expression équitable des partis et des courants politiques, rendra la chaine plus attractive, ouvrir davantage la chaine à la société algérienne, tout en assurant une
mission de service public.
Abdou Benziane convoque son DAG, et lui soumet l'idée. Celui-ci,
hérité de l'ère du parti unique, refuse. « On ne peut pas changer le statut »,
dit-il, car « l'ancien statut a été signé par un ministre ; il faut donc un
arrêté ministériel pour abroger l'ancien statut ». Mais dans le gouvernement de
Mouloud Hamrouche, il n'y avait pas de ministre de
l'information !
Abdou suggère qu'il pourrait lui-même signer
le nouveau statut.
- Impossible,
réplique le DAG ? vous n'êtes pas ministre, vous ne
pouvez pas signer un arrêté ministériel.
- Alors, le chef
du gouvernement le signera, dit Abdou.
- Non, le
président Chadli Bendjedid a établi la liste des
décrets que peut signer le chef du gouvernement. Celui-ci n'y figure pas.
La discussion
s'enlise. Les mêmes arguments sont répétés, mais tout ceci ne mène nulle part.
Au bout de dix minutes, Abdou Benziane tranche. Il
regarde un moment son DAG, puis déclare :
- J'ai trouvé. Je
vais te limoger, toi, pour pouvoir changer le statut de l'ENTV!
Au-delà de
l'anecdote, cette mésaventure traduit, en fait, toute la démarche et la manière
de travailler de Abdou Benziane. Homme d'ouverture,
ayant des convictions personnelles solidement ancrées mais n'excluant personne,
Abdou Benziane était un homme de dialogue, de
concertation, ayant un sens aigu de l'efficacité. Il discute, il aime le débat,
mais il va aussi droit au but, n'hésitant pas à trancher dans le vif, quitte à
se faire des ennemis.
C'était aussi un
homme libre, à la limite du libertaire. Il n'avait aucun tabou. Aucune
innovation ne lui faisait peur. Il pouvait se le permettre car cette liberté
d'esprit s'accompagnait d'un solide attachement aux règles, et en premier lieu
à la loi.
C'est ce qui lui
a permis de briller lorsqu'il a dirigé la télévision algérienne, où il a
bénéficié de trois facteurs qui n'ont jamais été réunis depuis.
D'abord, une
compétence personnelle exceptionnelle, une connaissance des médias et de la
télévision forgée à travers de longues années de pratique et de débats sans
limite. C'était l'un des meilleurs professionnels, doublé d'une forte
personnalité.
Ensuite, il a
bénéficié d'une conjoncture politique rare. Abdou Benziane
était, depuis longtemps, convaincu de la nécessité d'ouvrir les médias. Pour
lui, c'était une évidence. Il s'est vu confier la télévision par un pouvoir qui
voulait précisément, à ce moment, ouvrir les médias.
Enfin, Abdou Benziane a rapidement compris que le fonctionnement de la
télévision devait être codifié, avec des règles faciles à appliquer. Une charte
pour les journalistes, un cahier de charges, une grille qui essaie, dans la
mesure du possible, d'intéresser toutes les couches de la population, et le
tour est joué.
Avec ces
ingrédients, il a réussi à mettre sur pied une télévision ouverte, attractive,
qui avait une décennie d'avance sur les chaines les
plus avancées du monde arabe. Mais Abdou Benziane n'a
pas survécu au chef du gouvernement qui l'avait nommé. Un mois à peine après le
départ de Mouloud Hamrouche, à l'été 1991, Abdou Benziane est relevé de ses fonctions, laissant une
télévision qui n'avait pas achevé sa mutation. Ses successeurs vont rapidement
démanteler les progrès que la chaine avait réalisés
en deux ans.
C'est à ce moment
aussi que Abdou Benziane avait eu sa première alerte
cardiaque. Il s'en relèvera, et se remet rapidement à l'Å“uvre. Car, et c'est là
un autre trait de caractère de Abdou Benziane,
c'était un homme qui ne se sentait heureux que dans l'action. Il ne supportait
pas l'oisiveté, la retraite, le repos, le congé. Il était tout le temps en
mouvement. Certains disaient que c'était un anxieux : s'arrêter le rendait
malade. Pour lui, il vaut mieux repartir à zéro plutôt que de s'arrêter à
mi-chemin.
A La Nation, où j'étais son
directeur –il avait été mon directeur général à la télévision, avant qu'on ne
se retrouve tous les deux au Quotidien d'Oran, un des rares espaces de liberté
à la fin des années 1990-, il n'était pas seulement le journaliste et le
chroniqueur. Il était aussi le conseiller, l'animateur, l'homme qui aplanissait
les difficultés et arrondissait les angles. Il avait une capacité étonnante à
simplifier des situations compliquées, à réduire les problèmes à leur juste
dimension.
Mais cette
souplesse ne signifiait pas faiblesse. Sur les libertés, la démocratie, les
Droits de l'Homme, il était toujours fidèle à son propre « cahier de charges ».
Et c'est tout naturellement qu'après une nouvelle et brève parenthèse à la
télévision, sous Rédha Malek, il fut amené, en 1999,
à participer à la campagne du candidat qui lui paraissait incarner le mieux ces
valeurs, Mouloud Hamrouche.
L'autre Abdou Benziane aimait la vie et le cinéma. Il aimait tellement la
vie qu'il n'allait jamais au cimetière. Même pour dire adieu à des proches,
comme Kheireddine Ameyar ou
Bachir Rezzoug. A
l'inverse, il voyageait beaucoup, et retombait toujours sur ses pieds pour
trouver du travail là où, précisément, le voyage fait partie du boulot. Grâce à
de solides réseaux, mais aussi grâce à son nom, il réussissait toujours à
trouver le bon filon dans le monde du cinéma, de la culture et de la
communication. Du festival de Cannes à l'exposition au musée du coin, il était
dans tous les coups.
Il savait
pourtant que ce n'était qu'un palliatif. Ses proches savaient que c'était un
immense gâchis, de réduire un homme de cette envergure à de petites opérations
de communication alors qu'il avait l'étoffe pour mener de grands projets. Comme
engager le pays dans le pluralisme audiovisuel. Il en était tellement frustré que
ça devenait chez lui une maladie.
Mais il avait
tellement raison ! il y a vingt ans, il disait déjà
que les chaines françaises, captées grâce à la
parabole, étaient devenues des chaines nationales,
car elles concurrençaient directement l'ENTV et
contribuaient à forger l'opinion publique nationale. Aujourd'hui que l'opinion
algérienne est livrée par Al-Jazeera et ses sÅ“urs, en
l'absence de chaines algériennes influentes, ces
déclarations prennent toute leur importance. C'était l'ultime regret de Abdou Benziane : voir l'Algérie rater ce virage alors qu'elle
avait été pionnière. Mais n'a-t-elle pas raté le virage de la démocratie après
en avoir découvert la formidable saveur ?
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Posté Le : 05/01/2012
Posté par : sofiane
Ecrit par : Abed Charef
Source : www.lequotidien-oran.com