Expert reconnu sur le plan international en
matière d'énergie, ancien ministre algérien de l'Industrie et directeur de la
revue Medenergie, Abdenour Keramane explique pourquoi la catastrophe de
Fukushima ne devrait pas remettre en cause les programmes de nucléaire civil
dans le monde. Pour lui, les pays maghrébins ont tout intérêt à unir leurs
efforts en matière de programmes nucléaires.
Pensez-vous que l'accident de la centrale
de Fukushima au Japon est de nature à freiner les projets nucléaires dans le
monde ?
L'accident de la centrale de Fukushima a
relancé le débat sur le nucléaire dans le monde. Il faut souligner que
l'accident n'est pas dû à un défaut dans la construction ou l'exploitation des
installations, comme ce fut le cas de Three Miles Island en 1979 et de
Tchernobyl en 1986. C'est la conséquence directe d'une catastrophe naturelle, un
séisme puis un tsunami dont l'intensité, exceptionnelle, n'avait pas été prise
en compte. Il faut rappeler aussi que, depuis l'accident de Tchernobyl il y a
25 ans, il n'y a pas eu d'incident grave dans la filière nucléaire.
Aujourd'hui, devant le drame auquel fait face le Japon avec courage et dans la
dignité, les Etats disposant de centrales nucléaires sont interpellés. Selon le
cas, ils appellent à des audits systématiques, à des moratoiressur la
prolongation de la durée de vie des centrales en service et sur la réalisation
des nouveaux programmes, voire à un démantèlement des centrales arrivées à
terme. Nulle part, on n'a entendu parler de remise en cause, pas même au Japon
qui vit le cauchemar.
Mais le statu quo n'est tout de même pas
pensable ?
Comme après chaque accident, celui de
Fukushima va donner lieu à des contrôles préventifs, à une évaluation complète
qui se traduira par de nouvelles exigences plus draconiennes en matière de
sûreté, en particulier en cas de catastrophe naturelle. Cela aura pour effet de
ralentir de quelques années les programmes décidés lesquels devront prendre en
compte ces nouveaux critères et, par voie de conséquence, d'augmenter les coûts
et d'allonger les durées de réalisation. Mais, à mon avis, cela ne freinera pas
les projets nucléaires dans le monde. En ce qui concerne le coût, le nucléaire
dispose actuellement d'une marge substantielle par rapport aux énergies
alternatives et devrait rester compétitif, notamment en raison de son effet de
taille.
La planète peut-elle se passer du
nucléaire à l'heure où les réserves en hydrocarbures diminuent ?
Bien sûr que non. La demande mondiale
d'électricité croît malgré la crise, la croissance étant tirée par la Chine et
l'Inde mais aussi par l'Afrique et le Moyen-Orient. Pour faire face à cette
demande, la planète a besoin de mobiliser toutes les ressources disponibles,
sans exception. Les dernières prévisions de l'AIE, publiées dans le World
Energy Outlook 2010, indiquent qu'à l'horizon 2035, la production mondiale
d'électricité proviendra à 32% du charbon, à 32% également des énergies
renouvelablesqui auront fait un bond gigantesque, y compris l'hydroélectrique,
à 21% du gaz naturel et à 15% du nucléaire. Si l'effort de recherche &
développement et d'investissements industriels est encore plus conséquent, on
peut penser que la part des renouvelables pourra augmenter au détriment du
charbon ; mais la part du nucléaire se maintiendra probablement autour de ce
niveau.La raison est double : il y a effectivement la diminution des réserves
en hydrocarbures mais il y a surtout la volonté d'indépendance des pays
occidentaux par rapport aux hydrocarbures dont les 2/3 des réserves sont
concentrées dans les pays arabes. Et la possibilité d'une arrivée dans ces pays
de régimes démocratiques, beaucoup plus soucieux des intérêts nationaux, ne
pourra qu'accentuer cette volonté d'indépendance.
De nombreux pays arabes ont lancé des
programmes de nucléaire civil. Est-ce bien raisonnable quand on sait que nombre
d'entre eux n'ont pas de réelles traditions de sécurité industrielle ?
Je ne trouve pas déraisonnable que des
pays arabes réfléchissent à l'introduction d'électronucléaire dans leur parc de
production. Ceux qui ne disposent pas de réserves en hydrocarbures doivent se
préoccuper de leurs approvisionnements énergétiques et, en plus des énergies
renouvelables, en particulier le solaire, le nucléaire a sa place dans leur mix
énergétique. Même ceux qui ont des hydrocarbures, dont on a dit que les
réserves diminuaient, doivent penser à préserver ces ressources pour les
générations futures et pour des usages plus nobles, comme le transport, la
pétrochimie, là où ils sont irremplaçables.
Par contre, ce qui n'est pas raisonnable,
c'est de penser qu'il suffit de disposer de moyens financiers pour acheter une centrale
nucléaire comme une centrale classique, «clés en main».
On ne s'improvise donc pas producteur
d'électricité nucléaire !
En réalité, la question que vous posez
renvoie aux conditions préalables à la mise en Å“uvre de programmes
électronucléaires et aux délais nécessaires pour cette mise en Å“uvre.Outre les
moyens financiers et le choix d'une technologie éprouvée, elles supposent des
conditions endogènes telles que :volonté politique durable et stabilité
institutionnelle ; adhésion à tous les niveaux des rouages politiques,
économiques, scientifiques et sociaux ; des compétences scientifiques et
techniques et une solide communauté scientifique et technique maîtrisant
études, recherche, ingénierie, fabrication, et contrôle ; un réseau électrique
suffisamment puissant pour injecter des unités de production de grande capacité
; un tissu industriel et une industrie lourde et légère développant ses
activités en parfaite harmonie avec une recherche de qualité.
La difficulté de réunir toutes ces
conditions conduit tout naturellement à suggérer que de tels projets soient
lancés dans un cadre régional et, à mon avis, un délai de 15/20 ans est alors
nécessaire.
Les trois pays du Maghreb ont des projets
dans le nucléaire civil. Existe-t-il une coordination régionale ? Est-elle
souhaitable ?
A ma connaissance, il n'y a
malheureusement aucune coordination entre les trois pays du Maghreb.Pour les
raisons énumérées précédemment, cette coordination est hautement souhaitable.
La capacité de production électrique de l'ensemble formé par les trois pays est
d'environ 20 GW aujourd'hui ; elle atteindra le double dans les délais indiqués
pour l'introduction d'électronucléaire, avec des réseaux solidement
interconnectés. Ce qui constituerait un ensemble sous-régional consistant de
nature à soutenir la compétition dans un ensemble euro-méditerranéen. Je suis
persuadé que les compétences scientifiques et techniques et les moyens
industriels dont disposent les trois pays réunis permettraient de réaliser de
tels programmes dans les meilleures conditions (l'Algérie et le Maroc ont déjà
fait des études de faisabilité dans le milieu des années 70 et implanté des centres
de recherche). Ce serait vraiment un programme d'envergure qui aurait un effet
mobilisateur pour les jeunes du Maghreb avec des retombées politiques,
économiques et sociales bénéfiques pour la région. Cela suppose naturellement
un climat de confiance qui fait cruellement défaut actuellement. L'énergie,
d'une manière plus générale, pourrait vraiment être un facteur déterminant
d'intégration et de développement pour le Maghreb.
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Posté Le : 29/03/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Lyes Si Zoubir
Source : www.lequotidien-oran.com