Publié le 07.09.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie
Par Mourad Benachenhou
N’est pas linguiste qui veut, et n’est pas linguiste qui peut. Car la linguistique, ou l’étude scientifique des langues, a ses exigences qui la rendent difficile tant à aborder, par simple curiosité intellectuelle, qu’à en faire le fil directeur de la vie sur cette terre.
Et pourtant, certains ont accepté de l’embrasser, malgré son caractère rébarbatif, et malgré le manque de reconnaissance de la part de la société à l’égard de ceux qui s’y engagent.
La linguistique est à la fois une vocation, une profession, et évidemment une science.
Une vocation
Comme vocation, elle implique que la personne qui prend sa voie se sent investie d’une mission sacrée à laquelle elle doit consacrer sa vie, et dont l’objectif est de contribuer, de manière essentielle, à l’avancement de sa société, au bonheur de ses concitoyens, et à la prospérité de la nation comme à sa puissance.
La langue n’est pas seulement un instrument de communication, mais également le reflet de l’identité nationale, l’expression de l’originalité de la nation par rapport à d’autres nations, et le critère de l’état d’avancement du pays en comparaison avec d’autres pays de la planète.
Consacrer sa vie à la linguistique n’est pas s’enfermer dans sa tour d’ivoire et tenter, tel l’entomologiste qui, dans la solitude de son laboratoire, dissèque et classe les insectes qu’il a pris soin de collecter dans les champs et les forêts.
Au-delà de son labeur de chercheur tenu par des règles rigoureuses pour étayer ses thèses et ses conclusions, le linguiste tente, avant tout, d’aider à mieux comprendre les faits linguistiques et à les mettre à la disposition de sa société, pour qu’elle se sente plus sûre d’elle, qu’elle ne questionne pas son identité et qu’elle ne dispute son unité.
On n’est donc jamais loin des polémiques délicates du moment sur la question linguistique dans un pays qui a souffert d’une perte d’identité programmée par un système colonial totalitaire, et qui continue à lutter pour trouver son équilibre dans un monde qui change et auquel il faut s’adapter pour survivre, et prospérer.
Une profession
Comme profession, la linguistique a son cursus : une formation complexe, de longue durée, où la personne doit amasser un nombre important de connaissances avant de pouvoir prétendre à exercer le métier de linguiste. Chacune des étapes de ce cursus est couronnée par un diplôme, jusqu’à l’ultime grade de docteur, qui est la consécration des efforts et des sacrifices consentis par le candidat pour exercer sa profession. De plus, la profession a sa hiérarchie, correspondant au niveau d’expérience acquis, aux travaux académiques jugés par les pairs ; bref, à la reconnaissance du fait que la personne a démontré, au fil du temps, sa compétence et son progrès dans la domination de son domaine, en même temps que l’originalité de ses analyses et de ses réflexions dans le domaine choisi. La consécration vient également par l’accès à des postes de responsabilité dans le domaine, la réputation acquise auprès des pairs tant dans le pays qu’à l’échelle internationale.
Une science
Comme science, la linguistique est particulièrement complexe, car, par définition, c’est une science multidisciplinaire, qui fait appel tant aux méthodes propres à l’étude des langues, dans leurs composantes grammaticale et lexicale, qu’aux techniques propres à la recherche historique pour comprendre les spécificités présentes de la langue en cause.
La science pure n’est pas absente non plus, car les sons caractéristiques de la langue, dans toute sa diversité, obéissent à des règles de physique qu’il faut savoir appréhender ; de même la recherche lexicale, tout comme la phonétique, fait appel à la statistique dans ses formes les plus avancées.
Elimam, un linguiste engagé
On peut affirmer, sans exagération aucune, et sans faire appel à des figures rhétoriques pour mieux faire valoir ses mérites, que Elimam fut un linguiste exemplaire, qui accepta de se lancer dans l’arène du débat public sensible de la langue nationale.
Il n’a jamais hésité à partager ses convictions avec le public sur la nécessité d’aborder le problème de la succession au système linguistique colonial d’un système national original, puisant ses sources dans la pratique linguistique propre à l’Algérie, pratique qui s’est constituée au fil du temps et a donné la langue algérienne telle qu’elle est parlée couramment.
Pour lui, la diglossie qui caractérise la situation linguistique actuelle, où les langues écrites et enseignées ne sont pas forcément et automatiquement les langues parlées dans la vie quotidienne par tout un chacun, constitue un obstacle à la consolidation d’une identité nationale spécifique, obstacle qui doit être aplani.
Les phénomènes linguistiques sont particulièrement complexes
La langue utilisée quotidiennement doit être le résultat d’une pratique quasi spontanée qui évolue au fil du temps en fonction des besoins multiples et complexes de communication dans les échanges tant banaux de la vie courante que dans l’exercice du pouvoir d’État, à travers les administrations publiques, ou dans l’éducation et les diverses expressions de la vie scientifique et culturelle en tous ses aspects.
Elimam a été un partisan résolu de la création d’une langue nationale partant de la pratique de la rue, plutôt que de l’imposition d’une langue, certes totalement formée, mais ne disposant pas d’une base populaire assurée. Il estime que c’est la «darija» ou «maghrebi» qui reflète tant l’histoire linguistique du peuple algérien, que son génie.
À juste titre, il démontre le lien qu’il y a, d’un côté, entre la langue phénicienne, qui a pénétré dans le pays avec les comptoirs commerciaux puniques implantés le long des côtes algériennes à partir du VIIIe siècle avant J.-C., et de l’autre, la «darija» ou «maghrebi», lien qui explique, entre autres, pourquoi la langue arabe a pu rapidement s’imposer, à partir de la fin du VIe siècle après Jésus-Christ, comme langue principale de communication, mais qui n’a pas totalement effacé l’influence linguistique punique et laissé sa place entière à la famille des langues amazighes.
Le phénomène linguistique est particulièrement complexe dans sa formation, dans son expansion, comme dans son évolution à travers les siècles et les évènements historiques.
Les langues romaine, grecque et turque disparues à jamais
Mais, ce que l’on peut constater, c’est que les langues romaine, grecque et turque n’ont laissé que des traces faibles dans la situation linguistique du pays, malgré la longue durée de leur présence sur le sol algérien, et malgré les contributions que les «Algériens» de l’époque ont faits dans les deux premières langues.
Faut-il rappeler que Massinissa, maître de la Numidie, de l’Afrique, ou de la Tunisie actuelle, et de la Tripolitaine comme de la Cyrénaïque, a imposé à sa cour la langue grecque, et donné une éducation en grec à ses enfants ? De même, Juba II fut un écrivain prolifique en grec, ce qui prouve qu’il y avait alors une population hellénophone importante dans le pays, sinon dans la capitale de son royaume.
Le nombre d’écrivains publiant en latin leurs œuvres religieuses polémiques ou théologiques, l’exemple le plus fameux étant évidemment celui d’Augustin de Thagarth, ou pour la satyre, comme le célèbre Apulée, s’est compté par dizaines, sinon par centaines.
Pourtant, ni l’une ni l’autre de ces deux langues classiques n’ont laissé de traces importantes dans les langues locales. Quant au turc, présent administrativement pendant plus de trois siècles, il n’est plus apparent que dans des noms de famille ou de professions.
Seul a survécu dans la pratique linguistique spontanée le sous-bassement linguistique «sémitique» sous ses formes tant phénicienne, qu’arabe et amazighe, ce que Elimam a illustré de manière à la fois brillante et scientifiquement fondée.
Une carrière universitaire éminente même à l’échelle internationale
Sur le plan professionnel, Abdeljalil a eu une carrière des plus illustres, gravissant les échelons de la hiérarchie professorale, et exerçant ses activités universitaires tant à Oran qu’à l’étranger, jusqu’à être nommé à la tête d’un centre culturel à Naplouse, en Palestine occupée, et invité dans diverses universités étrangères prestigieuses.
Sur le plan de la production scientifique, outre ses contributions visant à populariser ses vues sur la «darija» ou «maghrebi», publiées dans différents quotidiens algériens, il a une présence intensive dans les revues étrangères spécialisées dans la linguistique ; il était en correspondance avec nombre de chercheurs internationaux dans son domaine de spécialité. Il a également été l’auteur de plusieurs ouvrages édités en Algérie. Sa réputation dans les milieux scientifiques algériens comme étrangers est incontestable, au vu de la richesse de sa production intellectuelle qui demeure d’actualité.
Il se classera parmi les grands linguistes de son époque, que ce soit à l’échelle nationale ou internationale. Il a fait honneur tant à sa spécialité qu’à son pays et il mérite un hommage à la hauteur de ses contributions scientifiques comme de ses convictions identitaires.
En conclusion
Cette modeste contribution est trop brève pour couvrir le détail de l’intense vie intellectuelle d’Elimam. Il s’agit ici de rappeler une vie consacrée à la science, et plus spécifiquement à la linguistique, par un homme profondément engagé dans l’œuvre de consolidation de l’identité nationale, dans laquelle la pratique linguistique a une importance majeure, et pourtant trop souvent dédaignée ou réduite à la recherche de solutions technocratiques ou pragmatiques.
On est loin d’avoir dépassé le trauma linguistique causé par le système colonial totalitaire imposé au peuple algérien par la violence armée pendant près d’un siècle et demi, et dont la page n’est pas encore tournée.
Elimam a tenté de proposer une solution de dépassement de ce traumatisme de ce «grand remplacement».
Même si elle n’a pas été couronnée de succès, même si son auteur n’a pas réussi à convaincre, il n’en demeure pas moins qu’il a eu le mérite d’avoir ouvert une voie de réflexion. L’avenir dira quelle sera l’histoire linguistique de l’Algérie dans le futur.
Le souvenir d’Elimam restera, cependant, attaché à cette idée de la transformation de la «darija» ou « maghrebi» en «langue classique», idée, certes, quelque peu révolutionnaire et partant, comme toute idée allant à l’encontre des «idées assises et reçues», à opposition violente de tous bords, mais tout de même idée courageuse et innovatrice.
M. B.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 08/09/2023
Posté par : rachids