Algérie

Abd-El-Naceur Belaïd, Chercheur, à propos de Lalla Fadhma N'Soumeur «Le personnage n'est pas encore exploré»



Publié le 19.05.2024 dans le quotidien l’Expression

Passionné par la recherche dans l'histoire de la résistance populaire algérienne au XIXe siècle, Abd-El-Naceur Belaïd, ancien diplomate et ambassadeur estime qu'en plus de la décolonisation de l'Histoire, il conviendrait de procéder à la déconstruction du narratif colonial pour rétablir la vérité. Il s'est intéressé à des figures importantes de cette résistance et, cette fois-ci, il évoque pour L'Expression, le combat et la vie de Lalla Fadhma N'Soumeur. Héroïne emblématique dans l'Histoire nationale algérienne et au-delà, il est faux de croire qu'on la connaît assez. Lalla Fadhma N'Soumeur, par sa splendeur dans le monde spirituel et sa grandeur dans notre monde profane reste, incontestablement, un personnage à explorer par les historiens. Elle continue encore de fasciner par sa personnalité et son combat contre la colonisation. Elle a défié les codes et convenances sociales pour se lever et diriger la résistance face à une armée coloniale tellement puissante et particulièrement brutale.
L'Expression: Ce personnage de Lalla Fadhma N'Soumeur n'est vraisemblablement pas assez exploré par les historiens. Pouvez-vous nous situer dans le contexte de son émergence?

Abd-El-Naceur Belaïd: Vous posez là une question centrale qui concerne beaucoup de chefs de la résistance populaire algérienne. Pour cause, le colonialisme a cherché à construire et à nous présenter l'image qu'il voulait de ces héros. C'était, avant tout, l'histoire écrite par le vainqueur qui était plus que tenté de manipuler, voire caricaturer cette image.
Lorsque le nom d'un chef s'impose, le même colonialisme essayait de façonner son image pour tenter de l'apprivoiser. Lalla Fadhma N'Soumeur n'a pas échappé à cette construction symbolique. Tantôt elle est présentée comme prophétesse avec toute la signification insidieuse de ce terme, tantôt comme une femme que «seuls quatre hommes pouvaient soulever». Il y eut aussi cette idylle amoureuse qui lui est prêtée avec le chef guerrier Cherif Boubaghla. En formatant son image, le colonialisme cherchait également à diluer celle-ci dans la mémoire et l'imaginaire populaires et, en conséquence, combattre son influence dans les esprits, y compris après la défaite. La poésie populaire ancienne publiée, entre partie, par le colonel Adolphe Hanoteau dans son ouvrage Poésie kabyle du Djurdjura, montre le prestige et la considération que la population avait toujours manifestés à Lalla Fadhma N'Soumeur jusqu'à sa beauté, y compris sa corpulence physique qui faisait partie des canons de la beauté féminine de l'époque.
La mise à nu de la manipulation coloniale dont je viens de parler est plutôt facile à effectuer en procédant déjà à la déconstruction du narratif colonial, avec ses orientations biaisées et ses contradictions. Ce travail est davantage facilité par les archives coloniales récemment mises en ligne et qui recèlent un degré de fiabilité intéressant puisque c'étaient les Français militaires et politiques qui parlaient à leurs supérieurs, à travers des correspondances et des rapports internes. À cet égard, je voudrais saisir l'occasion pour rendre hommage à Mustapha Aimene qui accomplit un travail remarquable dans la prospection des archives confidentielles coloniales mises en ligne.
Contrairement au récit colonial, Lalla Fadhma N'Soumeur était une stratège politique et militaire dont le combat n'est pas né de la génération spontanée ou qui se limiterait à une victoire aussi retentissante fût-elle que celle de Tachkirt en date du 18 juillet 1854.
De manière planifiée et continue, le combat de Lalla Fadhma N'Soumeur avait duré près d'une décennie, soit entre sa rencontre avec le chef guerrier Chérif Si Mohamed El-Hachemi en 1849, jusqu'à la fin officielle de l'expédition du maréchal Randon en 1857, puisqu'elle fut arrêtée le 11 juillet de la même année, en passant par la résistance avec Cherif Boubaghla et la coordination de la résistance avec Cheikh Seddik Ben Arab et Si El Hadj Amar, moqadem de la tariqa Rahmania.

Pouvez-vous justement nous en dire davantage sur ces aspects peu connus ou pas suffisamment connus de Lalla Fadhma N'Soumeur?

En plus de cet engagement permanent dans la résistance, Lalla Fadhma N'Soumeur avait toujours manifesté une dignité et un courage sans faille face à l'ennemi, y compris lors de son arrestation par les redoutables zouaves du général Yusuf. Des archives confidentielles coloniales révèlent que le colonisateur, bien après l'arrestation de l'héroïne, nourrissait une crainte de la voir se manifester de nouveau dans la région de Kabylie où elle pouvait constituer un danger.
Il y a eu des études de nature anthropologique qui ont été réalisées sur l'héroïne et je voudrais rappeler, à cet égard, le travail de Malha Benbrahim, car cette discipline est cruciale pour comprendre le statut de l'héroïne. Mais il importe d'insister sur la place exceptionnelle que celle-ci s'était aménagée dans une société du milieu du XIXe siècle pourtant traditionnaliste, conservatrice et patriarcale. D'aucuns diront qu'elle avait bénéficié de l'ascendance du saint Sidi Ahmed Ou Meziane dont le mausolée se trouve à Ouerdja mais pourquoi, alors, Tajmaât (assemblée) de son village lui avait-elle confié la responsabilité de la résistance alors que ses frères, particulièrement Si Tahar qui était un homme de grande valeur, en plus de jouir du droit d'aînesse, pouvait remplir cette fonction? C'est dire la dimension exceptionnelle du personnage de Lalla Fadhma N'Soumeur qu'il faut explorer concrètement et davantage, par-delà les simples mythes.
En outre, Lalla Fadhma N'Soumeur avait un pouvoir de médiation sociale reconnu, non seulement, au sein de sa tribu et d'autres tribus, mais au sommet même de la résistance comme toutes les indications tendent à le prouver lorsqu'elle avait convaincu, en 1856, le bachagha Si El Djoudi de réintégrer les rangs de la résistance.
Tout le monde parle de la position de l'héroïne en tant que femme «insurgée» qui était en instance de divorce et qui était au-devant de la résistance, mais il faut aller plus loin. Une femme dans son état subissait des contraintes familiales et sociales et des interdits encore plus grands qu'une femme ordinaire. Jusqu'au début des années 1970, une femme en instance de divorce ne pouvait pas franchir seule le seuil de la maison familiale, tandis que Lalla Fadhma N'Soumeur allait sur les champs de bataille face aux généraux français.
Un autre élément que je voudrais ajouter est celui du surnom de «prophétesse» insidieusement attribué par le colonisateur. Or, toutes les sources y compris des dépêches coloniales confidentielles, indiquent que Lalla Fadhma N'Soumeur jouissait, de fait, d'une aura de sainteté dans la région de la Kabylie et au-delà. Un rapport du cercle militaire de (Bougie) Béjaïa signalait que des processions de pèlerins arrivaient d'autres régions du pays pour lui rendre visite. Lalla Fadhma N'Soumeur, en tant que soufie, effectuait des retraites de méditation dans la khaloua, mais ses paroles qui en sortaient à l'adresse de la population consistaient à entretenir la vigilance sur l'ennemi qui arrivait et sur les souffrances qu'il fallait inexorablement consentir pour le combattre; ce que l'historien Mahfoudh Kaddache avait analysé sous l'angle de la résistance passive, en dehors des heures de l'affrontement armé direct.
Un contre-sens auquel le narratif colonial a voulu faire accroire et qui me tient à coeur de relever est celui ayant sous-entendu que l'autorité coloniale n'était pas d'une excessive violence contre Lalla Fadhma N'Soumeur en l'envoyant en détention sous la poigne du bachagha Mahieddine des Beni Slimane. D'abord, l'héroïne a été un véritable casse-tête pour cette autorité après son arrestation. Il a fallu près de trois semaines pour décider du sort à lui réserver. Arrivée le 12 juillet 1857 au cercle militaire de Tizi Ouzou, la décision de la transférer près d'Alger n'avait été prise que le 29 du même mois. Ensuite, un rapport confidentiel du même cercle nous apprend que le maréchal Randon, «Gouverneur général de l'Algérie», avait envisagé, pour elle et sa famille, un exil en Tunisie.

Il ressort de cet échange que Lalla Fadhma N'Soumeur s'était entièrement dévolue à l'acte de résistance sur une période prolongée. Comment avait-elle pu assumer ces responsabilités et ce rôle? Quelle a été la contribution de sa fratrie, notamment de son frère aîné Si Tahar?

Vous avez raison de poser la question, surtout que le champ d'intervention de l'héroïne était vaste et que les moyens de transport de l'époque, à dos de cheval, rendait sa tâche plus difficile. Contrairement au récit colonial qui voulait circonscrire Lalla Fadhma N'Soumeur à la région du Haut Djurdjura, les dépêches et rapports coloniaux la signalaient au-delà, chez les Ath Melikech par exemple, en compagnie de Si Tahar dans la vallée de la Soummam donc et que, en 1857 comme 1854, soit les deux expéditions Randon, les troupes françaises s'étaient déployées dans le versant sud du Djurdjura pour couper les arrières à l'héroïne et tenter de la prendre à revers avec la colonne de 5 000 hommes du général Maissiat et des renforts en provenance de Sour El Ghozlane, de Bouira et de Beni Mansour.
Il y a un facteur important à noter et à ajouter. Dans sa résistance, l'héroïne avait bénéficié du concours de ses frères, en l'occurrence Si Tahar et Si Mohamed Tayeb, qui l'accompagnaient sur les terrains de bataille. De ce point de vue, Si Tahar avait joué un rôle particulier aux côtés de sa soeur dans l'organisation de la résistance armée, à commencer par la mobilisation des premiers «Imseblen» (Moussebaline ou volontaires de la mort) et l'édification des lignes de défense face à l'expédition Randon de 1854. Ils étaient également une sorte d'envoyés spéciaux avec les pleins pouvoirs et de représentants personnels de leur soeur. C'est le cas, notamment des réunions de la résistance, soit pour la coordination, soit sous forme de conseils de guerre. Comme avec le chef guerrier Chérif Boubaghla, Lalla Fadhma N'Soumeur avait, au demeurant, d'excellents rapports avec les deux autres figures de la direction collégiale de la résistance: Cheikh Seddik Ben Arab et Si El Hadj Amar.

Des recherches que vous avez effectuées sur Lalla Fadhma N'Soumeur, quels sont les messages qui s'en dégagent?

Il y a plusieurs messages, mais limitons-nous à ceux qui paraissent les plus significatifs. Lalla Fadhma N'Soumeur a été un sujet et un acteur concret de l'Histoire. En plus d'être chef de la résistance armée, elle connaissait bien les réalités anthropologiques de sa société. Lorsqu' elle s'entourait de femmes devant les champs de bataille qui lançaient des youyous, par exemple, c'est parce qu'elle savait quels effets d'ardeur au combat cela pouvait avoir sur les hommes.
Il y a des histoires romancées qui ont été écrites sur elle et c'est une bonne chose, à commencer par l'ouvrage Lalla Fatma N'Soumeur de Tahar Oussedik, parce qu'ils ont permis de jeter la lumière sur ce personnage hors du commun. De mon point de vue, un risque d'enfermer Lalla Fadhma N'Soumeur dans les mythes et la légende susceptibles d'ouvrir la voie à la distorsion de l'Histoire et au révisionnisme historique existe toujours. Néanmoins, si l'on approfondit l'histoire concrète de l'héroïne, on se rendra compte que celle-ci est d'une extraordinaire densité et richesse. Les archives confidentielles coloniales mises en ligne peuvent nous aider dans cette voie.
Nous ne le disons pas assez ou pas du tout mais Lalla Fadhma N'Soumeur a été, sauf preuve contraire, la seule femme dans le monde, cheffe de résistance armée au XIXe siècle, soit à l'apogée même de la colonisation et du colonialisme. En parlant de Lalla Fadhma N'Soumeur en tant que femme et résistante d'exception, il s'agit là d'une réalité et je suis, personnellement, sûr que nous n'avons pas terminé de découvrir cette figure historique emblématique.

Kamel BOUDJADI



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