Algérie

A propos de l'emprunt halal du ministre des Finances



A propos de l'emprunt halal du ministre des Finances
Notre ministre des Finances, M. Benkhalfa, vient de faire une très intéressante déclaration concernant la licéité de l'emprunt obligataire que le gouvernement s'apprête à lancer sur le marché national, pour drainer une partie de l'épargne disponible. Il a déclaré en effet que l'emprunt était halal, donc permis du point de vue religieux. Le fait qu'il ait été obligé d'émettre une fatwa de licéité pour parer à toute éventuelle réticence, voire refus des éventuels souscripteurs, prouve que le problème de l'intérêt, du taux d'intérêt, de la nature du produit de l'intérêt très exactement, n'est pas encore entièrement résolu dans notre société.En effet, ce n'est pas tant l'emprunt en lui-même que sa rémunération qui sont visés.Cela résulte du fait que de larges franges de notre société assimilent encore, ou de nouveau, taux d'intérêt et «riba» (intérêt/usure). Elles refusent, ce faisant, de déposer leur argent en banque, de recevoir sa rémunération quand il est en dépôt dans une caisse d'épargne. Il faut bien voir, en effet, que ces dernières années il y a eu un recul en matière d'acceptation du prêt, de l'emprunt, de sa rémunération aussi, suite à l'action de certains courants de pensée ultra-conservateurs, voire réactionnaires qui ne se font pas tous, sous formes de prêches virulents, (car les mosquées sont contrôlées) puisqu'ils empruntent aussi bien des canaux plus souterrains et donc plus pernicieux, de stigmatisation de l'intérêt... C'est cette confusion, ou assimilation pernicieuse, qui est visée par cette déclaration, sans qu'elle soit clairement énoncée.Sa prise de position est courageuse en ces temps où on enregistre la remontée d'une certaine forme de littéralité dans la compréhension des textes sur lesquels s'appuie une telle interdiction, et de repli, sur des interprétations erronées ou pour le moins réactionnaires de la notion de «riba». Nous souscrivons entièrement à sa conclusion et au fait que l'emprunt, en fait sa rémunération, et donc le taux d'intérêt qui lui est associé est entièrement et totalement halal, licite, non prohibé par la religion. La rémunération et donc le taux d'intérêt qui sera utilisé pour servir une rémunération à cet effet n'est pas du «riba». Il faut le dire clairement. Il en est de même des intérêts servis par les banques ou la CNEP.Cependant, il aurait donc fallu que notre ministre des Finances aille plus loin dans la licitation des prêts et des emprunts, en général, que le seul projet d'emprunt obligataire de l'Etat et traite plus largement des intérêts et donc de la rémunération de «l'argent» qui, apparemment, pose ou repose problème dans notre société. Une certaine partie des liquidités en circulation dans notre économie, et qui ne sont pas en banque ou de toute autre institution similaire, relèvent de cette logique de refus de la banque, de refus de prêt ou de l'emprunt, de refus de l'intérêt considéré comme du «riba» et donc interdit par la religion.Intérêt et «Riba»Alors que ce problème avait été traité et théoriquement réglé au XIX° siècle par le khalife de l'islam de l'époque, ottoman, alors que le pouvoir politique en place en Algérie au lendemain de l'indépendance, mais aussi dans beaucoup de pays musulmans, avait ?uvré pour une certaine forme de sécularisation de la société, qui en l'espèce consistait à lever le tabou sur la rémunération des prêts et donc des emprunts, on assiste de façon paradoxale à une inversion de tendance ces dernières années.Cela résulte du fait que l'on ne s'est jamais attaqué clairement au fond du problème et que l'on s'est contenté d'ajustements ponctuels et non pérennes dans le temps et dans l'espace. Que l'on n'y a pas associé un effort de réflexion théorique et surtout les personnes habilitées à parler au nom de la religion. Or, il faut poser le problème de façon frontale pour pouvoir distinguer très clairement et de façon définitive, intérêts et «riba».Ce sont, en effet, deux choses totalement différentes. Si on ne résout pas le problème de fond, on sera toujours à la merci de n'importe quel «mufti» en herbe, au mieux inculte et limité sur le plan intellectuel, au pire charlatan et apprenti-sorcier. L'intérêt, c'est la rémunération de l'argent dont on se dessaisit temporairement au profit de tiers, alors que la riba et, si l'on examine bien le texte coranique, c'est de l'usure. De façon paradoxale, c'est lorsqu'il n'y a pas d'intérêt et de taux d'intérêt, clairement affiché, que les producteurs, surtout dans les campagnes, sont soumis à des phénomènes d'usure, mais le plus souvent d'usure cachée.Or, et de la même façon que l'on paye un loyer pour la disposition d'un bien qui appartient à autrui que l'on fait un profit lorsqu'on se livre à une activité industrielle ou commerciale, l'intérêt sert à payer l'utilisation d'un argent dont la disponibilité est assurée par l'entremise d'une institution monétaire ou financière et qui, de ce fait, est transformé en capital. Si nous sommes d'accord sur la première partie de l'énoncé du ministre des Finances, à savoir la licéité de l'emprunt, nous ne souscrivons pas à l'explication qu'il avance pour justifier cette licéité, dans le cas de l'emprunt obligataire étatique. Selon lui, ce serait une partie du bénéfice financier que ferait l'Etat suite à l'investissement de cet argent dans des projets d'infrastructures. Les souscripteurs seraient alors considérés comme des associés, à qui l'Etat verserait une partie des profits qu'il aurait réalisés...Ce qui n'est nullement le cas. Outre le fait que la rentabilité financière directe de tels projets n'est jamais vraiment assurée, même lorsqu'ils sont nécessaires pour améliorer la rentabilité et/ou la viabilité des autres investissements.Argent-monnaie et argent-capitalIl nous semble qu'il faille aller au fond du problème pour le résoudre de façon définitive et irrévocable, non sujette à un quelconque réticence ou retournement doctrinal. Il faut pour cela souligner fortement que l'intérêt rémunère en l'occurrence de l'argent qui fonctionne comme capital et non de l'argent qui fonctionne comme monnaie. Là est le n?ud du problème. Ce passage de l'argent du statut de monnaie à celui de capital, quand il est prêté à des investisseurs, à tous les investisseurs, quel que soit leur statut juridique ou économique. En fait, et en y regardant de plus près, c'est dans la détention d'une action et non d'une obligation que les épargnants et de façon plus large les agents à excédents (de liquidités) qui s'en portent acquéreurs, sont des associés à celui (le capitaliste, l'opérateur économique, l'Etat) qui veut et peut investir plus largement, par ce biais, en faisant appel à de l'argent d'autrui.Cet appel à des fonds autres que les siens peut prendre la forme d'un emprunt ou l'émission d'actions ou d'obligations dans la Bourse des valeurs par des agents économiques autres que l'Etat.Si donc on comprend et qu'on explique clairement ce saut qualitatif, cette transformation, mieux cette métamorphose de l'argent-monnaie en argent-capital, on fait un progrès décisif dans la licitation du commerce de l'argent que font les banques et autres organismes de collecte et de répartition de l'épargne nationale, dont c'est précisément la fonction. Les institutions monétaires et financières ne sont que des intermédiaires. En effet, ces dernières collectent tout d'abord les excédents monétaires de certains agents économiques tels que les ménages qui ne dépensent pas l'intégralité de leurs ressources dans leurs consommations actuelles et qui de ce fait peuvent s'en dessaisir, temporairement, moyennant rémunération.Elles les prêtent ensuite à des personnes ou à des entreprises qui les utilisent pour financer leurs activités à court, moyen ou long termes. La banque ne les cède pas gratuitement. Elle se fait rémunérer son service d'intermédiation (par une marge bancaire) et rémunère les dépôts longs (à moyen ou long termes) dont elle peut bénéficier, moyennant un taux d'intérêt.Cette subtile transformation de l'argent monnaie en argent-capital, par le biais des banques ou de tout autre institution qui collecte des ressources, en général courtes, pour les transformer en ressources moyennes ou longues, susceptibles de financer la croissance et le développement, est importante à comprendre.Elle a permis grandement le financement du développement économique du monde occidental grâce au développement d'un système bancaire performant, mais aussi d'institutions financières tout aussi efficaces en la matière.Mais auparavant il a fallu à ce monde, là aussi, résoudre le problème de la nature du taux d'intérêt. Alors que l'usure comprise (et assimilée à) comme le taux d'intérêt, était interdite tant dans l'Ancien Testament et donc dans la Torah des juifs, que dans le Nouveau Testament et donc dans l'Evangile des chrétiens, à l'instar de la condamnation que l'on trouve dans le Coran, les juifs furent les premiers à comprendre cette subtile distinction et devinrent de ce fait les banquiers tant du monde musulman que du monde chrétien. La haute banque juive est née dans le monde musulman.Cependant, les chrétiens leur emboîtèrent le pas de façon plus tardive. Pendant très longtemps, en effet, l'Eglise catholique condamnait, elle aussi, le prêt à intérêt et proclamait cette interdiction sous la forme lapidaire d'un aphorisme célèbre : «L'argent ne fait de petits». Il a fallu de nombreuses controverses et des avancées spectaculaires dans la théorie et l'analyse monétaire pour que le prêt à intérêt soit enfin, religieusement et officiellement, permis dans les pays catholiques et de façon plus large chez les chrétiens.Engourdissement sans fin de la pensée !Le monde musulman qui a été bien en avance sur l'Europe chrétienne dans beaucoup de domaines, et ce, jusqu'aux XIIe - XIIIe siècles environ, ce monde qui a inventé, entre autres, le chèque (sakk) et les effets de commerce, la société par actions (cherka) et qui a été le théâtre de la première mondialisation de l'économie ( M. Hudson), le monde musulman donc peine encore à résoudre le problème de la nature de l'intérêt et de sa rémunération. Comment expliquer cet engourdissement, sans fin, de la pensée 'Cela nous semble résulter essentiellement de la diglossie dans la formation qui existe entre celle dispensée pour les différentes catégories de foqaha (muftis, imams,...) des élites religieuses donc et celle dont bénéficient les autres catégories d'élites profanes, branchées en particulier sur le monde extérieur et surtout dont le contenu est plus riche et plus rationaliste .En parallèle, le contenu de la formation des premiers s'est appauvri et réduit comme peau de chagrin par rapport à celle qu'il recevait durant la période de l'islam classique. Il semble ne plus contenir qu'un petit nombre très réduit de matières à contenus plus ou moins figés. Or, et jusqu'aux XIVe et XVe siècles et tel qu'il résulte des biographies d'imams, de cadis, de muftis, etc. du royaume zyanide que nous avons brossées (dans Figures célèbres du Maghreb Central) la formation était encyclopédique et incluait, pour les principaux d'entre eux, tant les sciences traditionnelles que les sciences intellectuelles ou rationnelles de l'époque. Il serait de la plus haute importance de relire, par exemple, ce que le mufti du Royaume, du temps (XIVe siècle) du sultan zyanide Abou Hammou Moussa II, le savantissime, particulièrement éclairé, Abou Abdallah Ech-Chérif Et-Tilimsani, dont Ibn Khaldoun brosse un portrait des plus flatteurs, dit concernant l'interprète indépendant de la Loi (religieuse) et l'interprète imitatif de cette même Loi. Il nous semble qu'il reprend, quoique de façon indépendante et sans y faire mention, le fameux pamphlet d'Ibn Rochd/Averroes intitulé Bidayet el moudjtahid wa nihayet el mouqtassid (soit Début de celui qui produit une interprétation indépendante (de la loi) et celui qui ne fait que répéter des solutions déjà proposées). Cette attitude scientifique dans la compréhension et l'interprétation de la loi religieuse ne permit pas toutefois de résoudre ce problème, parce qu'il ne se posa pas à la société musulmane d'alors, qui commençait déjà à s'engourdir en la matière...Or, c'est de la plasticité du droit musulman (qui en l'occurrence est un droit canon), d'un droit capable de se ressourcer, de s'adapter aux situations et aux évolutions du monde, que dépend la survie et le développement des musulmans et non d'un quelconque confort imitatif. Certains esprits chagrins me répondront peut-être qu'il faut l'abandonner totalement si l'on veut avancer et être «moderne». Or, l'expérience de ces dernières décennies nous montre, a contrario, qu'il n'en est rien et que nous ne pouvons nous dispenser d'un tel effort de réflexion critique et d'intégration des deux types de droit auxquels nous sommes confrontés dans beaucoup de domaines. Autrement, nous persistons dans notre myopie intellectuelle et le clivage de notre société. Par :Bouzina- Oufriha Fatima Zohra , Professeure agrégée en sciences économiques. Licenciée en sociologie et en Histoire- Directeur de recherche.- Ex-directeur à l'INESG, ex-administrateur de banque et ex-membre du Conseil de la monnaie et du crédit.- Auteure.Bibliographie restreinte:- Marshal Hudson (1998) L'Islam dans l'histoire mondiale. Sindbad, Actes Sud.- Bouzina-Oufriha (2015) Au temps des grands empires maghrébins. Chihab.- (2016) Figures illustres du Maghreb central et de l'Algérie. Houma.- (2015) Ecrits monétaires. OPU.- Ibn Meryem el Melity (2008) El Boustane ou jardin des saints et des savants de Tlemcen. Ibn Khaldoun.


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