Algérie

A la périphérie de Rome, le déclin



Le film Fortunata dévoile le mal-vivre d'une société italienne en perte de repères et de confiance face aux contradictionset aux incertitudes du monde contemporain.
Fortunata, de l'Italien Sergio Castellito, est l'un des films les plus puissants retenus dans la sélection officielle du 39e Festival international du film du Caire. L'histoire paraît simple, mais la philosophie et la poésie de cet étonnant long métrage, écrit par Margaret Mazzantini, sont d'une telle profondeur qu'il ne doit pas échapper au jury de Hussein Fahmy pour le primer.
C'est un film contemporain qui ne rompt pas avec la tradition néo-réaliste du cinéma italien. Le film débute avec un plan aérien large d'une placette, dans un quartier à la périphérie de Rome, où un groupe de Chinois et d'Italiens pratique un Tai Chi matinal sous la musique de la 9e symphonie de Beethoven. Rencontre de deux civilisations ' Changement de comportement '
Les Européens, d'habitude, font du jogging le matin, voilà qu'ils se mettent aux exercices gymnastiques chinois. Le quartier où habite Fortunata (Jasmine Trinca) avec Barbara, sa fille de huit ans, se distingue par des arcs de l'époque romaine. Ils sont là au milieu de bâtiments modernes, témoins d'une civilisation qui a peur de disparaître.
L'idée de la disparition et de la dislocation est présente dans ce film à travers des personnages qui s'ennuient, qui se posent des questions brouillantes sur le sens de leur existence, qui ne croient presque pas à la possibilité du bonheur, qui se perdent. Fortunata s'est séparée de son mari Franco (Edoardo Pesce), un homme violent qui ne veut pas divorcer et qui ne cesse de la harceler sous prétexte de négliger leur fille et de la «laisser seule au milieu des Arabes».
Franco est un policier mal dans sa peau. Il est impitoyable avec son ex-épouse, comment peut-il l'être avec les autres ' Coiffeuse à domicile, Fortunata passe la journée à se déplacer d'une maison à une autre pour gagner sa vie et faire des économies en vue d'ouvrir un salon de beauté. Un petit rêve qui prend l'ampleur d'un grand dans un univers où il faut travailler dur pour vivre simplement.
Elle est aidée par Chicano (Alessandro Borghi, star montante du cinéma italien), un garçon mélancolique qui vit avec une mère ayant perdu la raison, merveilleusement interprétée par l'Allemande, Hanna Schygulla, révélée notamment par les films de Rainer Werner Fassbinder (Gibier de passage, Le mariage de Maria Braun, Berlin Alexandrerplatz, etc.). Ancienne comédienne de théâtre, la mère de Chicano n'arrête pas de répéter des scènes d'Antigone, de Sophocle.
Le parallèle avec la tragédie grecque n'est pas un hasard, bien entendu. Antigone, la fille incestueuse d'Oedipe, n'a-t-elle pas défié le roi Créon, son oncle, en enterrant son frère Polynice, mort dans une bataille pour le pouvoir à Thèbe ' En fait, chacun dans l'entourage de Fortunata vit une tragédie. Chicano, tatoueur, résiste mal au drame intérieur avec sa mère. Fortunata, qui ne trouve parfois pas les mots pour parler à sa fille, l'emmène chez le psychologue.
Patricio (Stefano Accorsi) étudie le cas de Barbara en lui demandant de s'exprimer par le dessin et par l'utilisation de figurines. «Rêver avec les mains», précise-t-il. Il s'intéresse graduellement à la mère, à laquelle il va s'attacher. La relation amoureuse va se développer, suscitant la jalousie de l'ex-mari. Le psychologue, lui-même, a connu dans son enfance une histoire douloureuse avec son père.
Ce père que tout le monde veut tuer, symboliquement. Pour Fortunata, l'amour aurait pu être une chance. Autant que pour Patrizio, lui qui, chaque jour, fait face «au merdier avec un sourire», comme il le confie. «Le soir, j'ai mal à l'estomac», ajoute-t-il. L'amour pour Chicano ne signifie presque rien. Il va sombrer dans la déprime. Pourtant, Fortunata disait à sa fille : «L'important, c'est l'amour.» Il arrive aux parents de mentir et d'abandonner le terrain de la tendresse. Mais où est donc passé le père de Chicano '
Pourquoi le père de Barbara est-il agressif ' Et pourquoi le père de Patrizio est-il parti ' Et qu'a donc fait Fortunata à son père ' L'absence ou la faillite des pères est l'expression du déclin. Déclin des valeurs sociales. Déclin d'une certaine civilisation. Déclin d'un certain sens de la vie. Déclin d'une certaine moralité. Tout semble s'effondrer dans le monde où Fortunata tente de trouver sa voie, de faire vivre sa fille.
Va-t-elle réussir ' Va-t-elle dépasser ses propres fantômes ' «Mon père disait : qui sait si cette vie est mieux que l'autre '» confie Fortunata. «Mais, on ne connaît que celle-là», réplique Patrizio. La densité des dialogues a amené le Sergio Castellito à recourir, parfois, à la technique du théâtre filmé pour mieux restituer le propos et mieux dévoiler les douleurs internes de ses personnages, comme ces deux scènes de querelle entre Fortunata et Patrizio au bord du lac ou dans l'Agora.
Un choix réussi pour un cinéaste qui a été lui-même acteur et qui a su bien diriger ses comédiens et bien explorer les petits secrets de la tragédie grecque. En plus d'un scénario d'une rare intelligence et des images dessinées presque à la main, le long métrage est une grande invitation à s'interroger sur l'attitude de l'individu, de l'humain, au milieu d'un monde en mouvement, de valeurs qui changent et de «petites dictatures» qui se multiplient sous plusieurs formes, y compris humaines.
Fortunata, presque seule, résiste, mais jusqu'à quand ' Barbara sera-t-elle une femme heureuse' Que fera Franco ' Vous constatez donc, vous-mêmes, amis lecteurs, que le film de Sergio Castellito provoque un interminable torrent de questions. Les spectateurs de la salle du petit théâtre de l'Opéra du Caire sont sortis avec cette envie de revoir le film pour lever le voile sur les plis encore cachés de l'œuvre. Le cinéaste a, lui, laissé toutes les fenêtres ouvertes.


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