Algérie

A FONDS PERDUS Constitutionnalisme économique



ambelhimer@hotmail.com
Les idéologues du capitalisme avaient pour habitude de tourner en dérision les juristes de gauche quant à l'économisme qui entachait les constructions constitutionnelles des Etats socialistes d'Europe. Ces derniers soutenaient, contre vents et marées, que la démocratie authentique est affirmation de droits et que la garantie de ces droits réside certes dans le fait qu'ils soient formellement proclamés mais, plus fondamentalement, dans l'assurance que les moyens économiques de leur exercice sont réunis. Les tenants de cette construction y voyaient là «l'essor d'une légalité de garantie».
Plus tard, lorsque l'échec de la voie soviétique de construction du socialisme fut consommé, on l'associa à un glissement idéologique dans lequel la finalité du système économique l'emporta sur la garantie des libertés. Dans la tradition libérale, seules la liberté de commerce et d'industrie, la protection de la propriété privée et d'autres catégories juridiques sacrées du marché trouvaient place dans le texte de la loi fondamentale beaucoup plus centré sur l'ordonnancement de l'ordre démocratique fondamental et l'organisation des pouvoirs. La démarche a prévalu pendant le long intervalle de contestation de la domination des théories keynésiennes, entamée par Milton Friedman (prix Nobel d'économie en 1976) et menée par Robert Lucas, et consistant principalement à éloigner l'Etat du fonctionnement de l'économie. Dérégulation et déréglementation prévaudront jusqu'à la crise des subprimes. Le néocapitalisme semble prendre une tout autre direction aujourd'hui, à la faveur de la crise des dettes publiques et de la monnaie unique dans l'Europe des 17. Les Etats régissent habituellement leurs rapports bilatéraux ou multilatéraux, relevant de la sphère économique, par la voie des traités qu'ils placent au-dessus de leurs constitutions et lois nationales. L'idée qui s'impose aujourd'hui est de «constitutionnaliser les règles du pacte de stabilité », le pacte étant introduit dans les constitutions nationales sous forme d'une «règle d'or» afin de rendre contraignantes les règles budgétaires communes (on parle d'union budgétaire), avec un pouvoir de sanction dévolu aux cours constitutionnelles. L'Allemagne et la France ont convenu d'inscrire la «règle d'or» dans les traités européens ; la règle sera «harmonisée » au niveau européen et applicable dans les mêmes termes dans chacun des dix-sept pays de la zone euro. Il s'agit d'une stricte «règle d'or», intégrée dans chaque dispositif législatif national. C'est à cette seule condition que Berlin a renoncé à faire jouer à la cour de justice un rôle de gendarme institutionnel. Parce qu'elle a très tôt inscrit les restrictions budgétaires (un déficit inférieur à 3% du PIB) dans sa loi fondamentale, l'Allemagne n'était plus disposée à faire du fédéralisme, à venir en aide aux régions retardataires d'Europe sans autre forme que des prêts pour leur vendre ses produits, au risque de subir les foudres de guerre de sa Cour constitutionnelle. Le point de départ de toute la création juridique actuelle est, rappelons-le, le traité de Maastricht de 1992. Faute d'issue fédéraliste, le seul moyen de détourner les traités reste la monétarisation des dettes publiques, donc leur rachat par les banques centrales respectives, ce qui appelle à faire de la monnaie, ou encore d'emprunter le chemin de croix du Fonds monétaire international. Les plans de rigueur qui accompagnent le dispositif comportent des mesures de coupes drastiques en matière de dépenses publiques, d'indemnités de chômage et de salaires couplées à une politique monétaire restrictive par peur de l'inflation. La démarche s'inscrit dans la perspective tracée par Finn Kydland et Edward Prescott (Nobel 2004) et préconisant d'imposer des règles aux hommes politiques pour éviter les mauvaises décisions(*). La thèse de Kydland et Prescott est très forte : elle consiste à dire que même dans les conditions les plus favorables, toute politique économique discrétionnaire est destinée à échouer. Les conditions les plus favorables sont les suivantes : - il existe un objectif collectif, partagé par tous ; - les décideurs politiques connaissent le timing et l'ampleur des effets de leurs actions. Le problème vient de ce qu'il n'existe pas de mécanisme permettant de faire en sorte que les futurs décideurs politiques prennent en considération l'effet de leurs décisions, par l'intermédiaire des anticipations, sur les décisions actuelles des agents. Dans ce cadre, il est plus sûr de recourir à des règles. Et, pour plus de sécurité, on peut inscrire ces règles dans la loi, voire dans la Constitution, pour qu'elles ne puissent pas être modifiées par chaque majorité politique, ainsi que l'indiquent Kydland et Prescott en conclusion. Kydland et Prescott trouvent en Angela Merkel une disciple résolue à aller jusqu'au bout de cette logique. Comme nous l'avions déjà traité ici même, après avoir fait de l'équilibre budgétaire une vertu constitutionnelle (elle est inscrite dans sa loi fondamentale), elle part à la chasse aux déficits chez les voisins, dès le printemps 2010. Pour être fortement sollicitée par le principe de «l'équilibre hégémonique», l'Allemagne pouvait être tentée de faire cavalier seul, de briser le vieux «couple franco-allemand ». Elle est d'autant plus tentée de jouer en solo que son modèle n'a en réalité que peu de chances de réussir ailleurs : second exportateur mondial, elle a une longueur d'avance sur les autres membres de l'Union. Dans une interview au quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), José Manuel Barroso avait averti il y a déjà un an qu'«il serait naïf de croire que l'on peut réformer les traités européens seulement dans les domaines où cela importe à l'Allemagne». Le ministre allemand de l'Economie, le libéral Rainer Brüderle, n'a pas tardé à le «ramasser», jugeant «absurde» le reproche fait à l'Allemagne d'«avoir insuffisamment conscience de l'Europe». «Pour nous, a-t-il précisé, l'Europe veut aussi dire subsidiarité et responsabilité propre des Etats membres» qui doivent «s'acquitter de leurs devoirs en matière budgétaire». Avec cette logique infaillible, tout indique que nombre de pays n'ont d'autre alternative que de quitter successivement la zone euro, une monnaie qui pour conserver sa valeur se contractera sur une sphère plus étroite.
A. B.
(*) Finn Kydland et Edward Prescott, 1977, Rules Rather than Discretion : The Inconsistency of Optimal Plans, (Les règles plutôt qu'une politique discrétionnaire : l'échec des plans optimaux), Journal of Political Economy.


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