Algérie

A FONDS PERDUS Défaut de rationalité



ambelhimer@hotmail.com
Il y a cinq ans, jeudi 9 août 2007, était signée la fin du mythe néolibéral d'un capitalisme financier s'autorégulant, suivant d'hypothétiques «anticipations rationnelles» des acteurs, comme certains économistes anglo-saxons ont longtemps pu le croire, marquant ainsi le début d'une crise internationale qui perdure encore. Ce jour-là, les grandes banques centrales entraient en scène pour éviter une paralysie totale du marché interbancaire international que pouvait provoquer une forte suspicion sur la solidité des banques engluées dans la crise des «subprimes» américains.
Fait nouveau : la réaction des banques centrales ne se fit pas attendre. Entre le 9 et le 10 août, la BCE va répondre à toutes les demandes d'emprunt des banques pour un montant record de 94,8 milliards d'euros. Elle sera imitée par la Fed et la Banque centrale du Japon. Au total, les banques centrales injectent plus de 330 milliards de dollars dans le circuit monétaire international, volant ainsi au secours des banques menacées de banqueroute : elles sont, selon le cas, refinancées, nationalisées ou reprises. La facture prudentielle est lourde : le FMI l'évalue à 2 800 milliards de dollars. Pendant ce temps, des millions de petits épargnants, voire des retraités, étaient ruinés, et des propriétaires de logements payés à crédit jetés à la rue. «L'injustice avec ses yeux», dirait ma défunte grand-mère. Après les pauvres, les Etats eux-mêmes. De fil en aiguille, l'aide des Etats et des banques centrales pour éviter l'effondrement du système bancaire et le redresser, couplée avec les programmes de dépenses publiques, va fragiliser les grands pays industrialisés et transformer la crise des «subprimes» en une crise des dettes souveraines quelques années plus tard. Au-delà de la complaisance, de la complicité ou de la corruption des politiques, l'événement dévoile, de l'avis de Jean-Marc Vittoli, l'ignorance par la grande majorité des économistes des phénomènes de contagion et la question de la liquidité, au cœur de la crise financière, et partant de là — le besoin de « rebâtir une vision globale cohérente»(*). L'auteur de cette pertinente observation rappelle une actualité passée inaperçue : «Avec toute son ingénuité d'octogénaire bien née, la reine d'Angleterre mit les pieds dans le plat. En inaugurant un nouveau bâtiment de la London School of Economics, en novembre 2008, Elisabeth II s'interrogea gravement sur la crise financière : “Pourquoi donc personne n'a prévenu '” L'un des dirigeants de la prestigieuse institution britannique, Luis Garicano, lui répondit : “A chaque endroit, quelqu'un comptait sur quelqu'un d'autre et chacun pensait qu'il faisait ce qu'il fallait faire.”» Et de conclure : «Mais Garicano est un professeur de management. Les professeurs d'économie, eux, ressassent toujours la question. La crise économique est aussi, et peut-être d'abord, une crise de la pensée économique.» Pour lui, la crise en cours réhabilite Hyman Minsky, qui avait théorisé à partir des années 1960 «l'hypothèse d'instabilité financière», associant deux concepts pratiquement absents de la boîte à outils des économistes : la contagion et le risque de liquidité. Ce sont justement ces deux concepts qu'illustre l'arrêt brutal des banques de se prêter de l'argent les unes aux autres, à partir du 9 août 2007. Hyman Minsky est un socialiste américain d'origine russe, auteur d'une synthèse de Keynes et de Schumpeter, qui se retrouvent sur la question essentielle de l'innovation. Hyman Minsky s'est pour sa part attardé sur le rôle de la monnaie, de la banque et des finances dans l'instabilité du capitalisme. Dans Stabilizing an Unstable Economy (1986), Hyman Minsky traite un thème qui sonne particulièrement juste aujourd'hui : il concerne ce qu'il a appelé une hypothèse d'instabilité financière.» Il y énonce l'idée, dialectique disait-on, que la stabilité produit de l'instabilité, le capitalisme lui-même se déséquilibrant intrinsèquement. En effet, ses principaux acteurs (les professions financières, banquiers, mais aussi toutes sortes d'intermédiaires) se lassent très vite de profits modérés et prennent des risques plus élevés, en proposant des produits de financement innovants en périodes de croissance, mettant en péril la stabilité du système. Hyman Minsky identifie trois groupes de personnes morales ou physiques qui vont profiter de ces innovations financières : - «Hedge unit» ou «acheteur rassurant » : il est qualifié ainsi parce qu'il va emprunter une portion seulement du bien qu'il souhaite acquérir ; - «Speculative unit» ou «spéculateur » : plus ambitieux, il emprunte avec frénésie, dispose de moins de fonds propres et ne peut assurer que le paiement des intérêts, sans remboursement du principal qu'il refinance, à échéance du premier emprunt, par la contraction d'un nouveau prêt ; - et «Ponzi unit» ou «fraudeur en pyramide» : il est incapable de payer les intérêts et encore moins de rembourser le principal ; il a recours à la capitalisation des intérêts et ne peut espérer gagner de l'argent qu'en trouvant quelqu'un qui voudra bien lui racheter son bien plus cher qu'il ne l'a payé. Cette recherche effrénée de profits conduit à une accélération de la distribution de crédit avec, pour corollaire ou effet simultané, un accroissement des prix de certains actifs. Dès lors, seule une régulation financière peut limiter leur soif de spéculateurs d'assurer une croissance stable(**). Voilà qui, de l'avis de Jean-Marc Vittoli, jette un sérieux doute sur la rationalité de l'économie et des économistes : «Dans les années 1950, le Français Maurice Allais avait prouvé à une auguste assemblée d'économistes américains qu'eux-mêmes n'étaient pas rationnels. Dès 1978, Herbert Simon a été distingué par le Nobel d'économie pour ses travaux sur la rationalité limitée. Le jury de la Banque de Suède attribue d'ailleurs de plus en plus souvent son prestigieux prix à des chercheurs qui montrent d'une manière ou d'une autre (information asymétrique, psychologie...) pourquoi les hypothèses centrales des grands modèles économiques sont irréalistes. Mais beaucoup d'économistes ont préféré continuer à travailler avec des hypothèses fausses, notamment parce qu'elles se prêtent à l'usage des mathématiques ! Avec la crise, d'autres champs de la science économique sont toutefois soudain venus à la lumière. C'est le cas de l'histoire, avec les travaux de Kenneth Rogoff ou de Niall Ferguson. C'est le cas aussi de tout ce qui tourne autour des ressorts profonds de la décision — économie dite “neuro”, comportementale, expérimentale. Mais ils donnent des éclairages ponctuels. La vision globale des grands mécanismes économiques et de leur articulation, elle, est entièrement à rebâtir.»
A. B.
(*) Jean-Marc Vittori, Le grand doute de la science économique, Les Echos, 9 août 2012.
(**) Gilles Dostaler, Hyman Minsky et le capitalisme rongé par l'instabilité financière, Alternatives économiques, n°258, mai 2007.


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