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Des chercheurs de Télécom ParisTech et de l'Université de Greenwich de Londres viennent de publier les conclusions d'une recherche qui devrait inspirer nombre de nos despotes, davantage enclins à sévir qu'à négocier. Ces hauts lieux européens de formation des ingénieurs des technologies de l'information et de la communication (conseil, recherche et développement, management...) ne peuvent pourtant pas être soupçonnés de plaider la cause révolutionnaire, encore moins d'encourager la rébellion ou l'émeute(*).
Leur étude une expérience de simulation sociale sur les émeutes au Royaume-Uni l'été passé — apporte une réponse catégorique négative à l'éventualité avancée par le gouvernement conservateur de Cameron de censurer les réseaux sociaux en cas de nouvelles violences. Plus largement, elle réagissait sévèrement à la formation en cours de ce qui s'apparentait à un large consensus autour de la censure d'internet, à l'époque du Printemps arabe et des émeutes britanniques. Situant le contexte de leur étude, les chercheurs écrivent : «Des réunions entre les représentants du gouvernement et des principales plates-formes de réseaux sociaux impliqués (Facebook, Twitter et BBM) ont été organisées pour établir des lignes directrices pour une réglementation plus stricte des médias sociaux et la communication internet en général, afin d'éviter l'utilisation tactique des réseaux mobiles par les émeutiers ou pour contrer les mécanismes d'influence sociale en ligne. La solution de commutation “Internet kill” (arrêt temporaire de la totalité des réseaux de télécommunication), tristement célèbre et inefficace tentée en Egypte au cours de la flambée de violence révolutionnaire de janvier 2011, a également été suggérée.» Les trois conclusions majeures auxquelles ils parviennent contredisent les approches strictement «sécuritaires» :
1. Mieux vaut ne pas censurer, que censurer, même modérément.
2. Si la censure est élevée, les agents agissent n'importe où et au hasard ; si la censure est faible, les agents savent ce qui se passe autour d'eux et agissent en conséquence, souvent de façon responsable.
3. Les réseaux sociaux sont susceptibles de calmer un état de tension.
A leurs yeux, dans l'ensemble, et sans la moindre ombre d'un doute, «l'approche de simulation sociale montre que la décision de réglementer, de filtrer ou de censurer les médias sociaux dans des situations de conflit change les formes de la contestation, et aboutit finalement à des niveaux plus élevés de violence». En d'autres termes, les simulations montrent que plus il y a de censure, plus les personnes sont violentes. Revenant sur la méthode usitée et les enseignements auxquels ils parviennent, les chercheurs sont catégoriques : «Dans un développement du modèle à base d'agents de Epstein (2002), plusieurs scénarios alternatifs ont été élaborés. L'optimum systémique, représenté par l'absence complète de censure, non seulement correspond à des niveaux plus faibles de violence dans le temps, mais permet de connaître de longues périodes de paix sociale après chaque éclatement.» Voilà qui ne laisse place à aucune pulsion répressive, même si elle habite fonctionnellement tout corps répressif. La recherche démontre que la décision de réprimer ou de censurer les médias sociaux dans une situation de troubles civils — au-delà des conséquences culturelles déplorables qu'elle génère, tenant à une répression condamnable de la liberté d'expression — est également, et surtout, contreproductive (suboptimal) quant à son impact attendu sur la violence civile. Le modèle d'Epstein sur la violence civile, en vigueur dans les sciences sociales depuis près d'une décennie maintenant, a été revisité à la faveur de cette étude. Le modèle d'Epstein, comme toutes les simulations basées sur des agents, est fondé sur un ensemble de règles simples et génère des résultats complexes. Fondamentalement, il décrit une société où l'agent social est influencé par plusieurs variables, la première étant son niveau personnel d'insatisfaction politique, de ressentiment (grief'). Une situation qui peut le conduire à renoncer à son état de sérénité (calme) et à se transformer en manifestant actif. Le modèle prend en compte d'autres facteurs qui pourraient atténuer la violence civile, tels que la légitimité du gouvernement et le risque encouru d'être arrêté. Le principal enseignement du modèle d'Epstein est que, dans une situation typique, la violence civile ne suit pas à une progression linéaire. Est également relevée la naïveté de voir tout conflit politique comme un processus cumulatif, où la confrontation dégénère jusqu'à ce que le régime soit renversé. Ces périodes de troubles, Epstein les décrit comme un «équilibre ponctué» : de longues périodes de stabilité, où la rébellion couve, sont suivies par de courtes flambées de violence. L'expérience menée correspond à une mise à jour du modèle d'Epstein. Les scientifiques ont comparé, dans une simulation sur ordinateur, le nombre d'agents calmes, qui protestent activement ou en prison en fonction du niveau de censure situé entre 0 et 10 (où 0 est la censure complète et 10 l'absence de censure). Le nombre d'agents protestant activement augmente avec le niveau de censure, passant de 60 lorsqu'il n'y a pas de censure à 650 lorsque la censure est complète. Une conclusion qui ne se retrouve pas uniquement en comparant deux extrêmes, mais qui permet de comprendre également que l'absence de censure est préférable à une censure modérée. En effet, au niveau 0 (de censure optimale), la moitié des agents sont calmes et l'autre moitié active. En revanche, au niveau 10, correspondant à une absence de censure, 64% des agents sont calmes et seulement 6% des agents sont actifs. Le reste, soit 30%, sont des agents en prison, car le modèle intègre également la présence de forces de l'ordre. Malgré tout, la présence d'agents emprisonnés — considérés comme pouvant ressortir et recommencer dans un premier temps — apparaît au niveau 2 et croît jusqu'au niveau 7 pour atteindre 42% de l'ensemble. l'ensemble. Ce qui tendrait à faire penser que plus la censure diminue, plus il y a de personnes en prison. Or, cette part diminue entre les niveaux 8 et 10 pour atteindre les 30%, montrant qu'une censure moyenne est moins efficace que l'absence de censure. Ce dernier cas, correspondant à plus de vision (et donc pratiquement pas de censure) mérite un commentaire supplémentaire : la protestation des agents, même violente, est suivie d'un retour à des niveaux significatifs de calme, lorsque l'agitation sociale est arrêtée. «C'est, appuient les auteurs de l'étude, le seul scénario dans lequel la protestation active tombe à zéro pendant des périodes prolongées et répétées.» Bien que cette situation — conforme à ce que Epstein décrit comme «l'équilibre ponctué» dans son modèle original de la violence civile — ne semble pas correspondre à un ensemble complet et cohérent (et empiriquement peu probable) de «paix sociale», elle correspond encore à un état où les citoyens sont libres d'exprimer leur dissidence sur les médias sociaux, de coordonner leurs efforts et d'agir, même de manière conflictuelle.
A. B.
(*) Antonio A. Casilli (Télécom ParisTech et EHESS Paris) et Paola Tubaro (University of Greenwich, Londres, et CNRS Paris), Social Media Censorship in Times of Political Unrest - A Social Simulation Experiment with the UK Riots, in Bulletin de Méthodologie Sociologique 115 520, accessible en ligne sur http://bms.sagepub.com/content/115/1/5 .full.pdf+html
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Posté Le : 24/07/2012
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Ammar Belhimer
Source : www.lesoirdalgerie.com