Algérie

A FONDS PERDUS Le pouvoir des chiffres



ambelhimer@hotmail.com
Les dictatures et les maffias maquillent leurs méfaits par des chiffres. Les premières passent pour être imbattables dans l'art de faire passer pour des miracles ce qui n'est que misère ; les secondes parviennent à donner de la vertu à ce que la nature a fait de plus sale. La Tunisie de Ben Ali commence à livrer ses secrets les plus sordides. Selon la Banque mondiale, elle a hérité d'un «contexte où les faits sont présentés de manière biaisée et où il n'existe aucune méthode de mesure acceptée de tous»(*).
Ainsi, «pendant des décennies, les Tunisiens ont été abreuvés de données qui n'avaient rien à voir avec leur vécu. Aux yeux du monde extérieur, les statistiques ne permettaient guère d'étayer le mécontentement de la population devant l'absence de débouchés économiques. Le régime de Zine El-Abidine Ben Ali contrôlait les informations officielles afin de pouvoir dissimuler des vérités dérangeantes». Le bras armé, pourrait-on dire, de cette dissimulation est l'Institut national de la statistique (INS) qui donnait une image idyllique de la Tunisie avec, pour l'année 2005, un taux de pauvreté de 3,8% et des inégalités régionales quasi inexistantes. Ce qui est en cause ici ce n'est pas le chiffre lui-même. Ce dernier est le fruit d'un travail d'experts formés dans les meilleures universités européennes depuis l'indépendance, et reconnus pour leur compétence. Dans le cas de la Tunisie, les dirigeants ont fait dire aux chiffres ce qu'il y a de plus insensé. Depuis le départ de Ben Ali, en 2011, c'est un autre pays que le monde et les Tunisiens découvrent et la mal-vie était plus profonde qu'on ne le croyait. Les nouvelles autorités s'attellent, avec l'aide de la Banque mondiale et de la Banque africaine de développement (BAD), à «remettre à plat la méthode d'évaluation de la pauvreté» et à mettre au point une méthodologie révisée qui traduise bien la nature réelle de la pauvreté dans la Tunisie moderne, en recourant aux meilleures pratiques adoptées ailleurs dans le monde. L'Institut national de la statistique (INS) retrouve peu à peu son pouvoir autonome de production et d'exploitation statistiques. Un comité de pilotage veille à la rigueur théorique des nouvelles estimations de la pauvreté. Cette nouvelle structure est également le cadre de collaboration et d'échanges entre les représentants du gouvernement, des organisations de la société civile et des milieux universitaires. Son activité est publique et ouverte à tous ; elle est notamment gratuitement accessible en ligne. La petite Tunisie n'est pas la seule à produire des chiffres de complaisance et à leur faire dire ce que les dirigeants du moment veulent bien entendre. On sait depuis déjà fort longtemps que la Grèce, pourtant membre de l'UE et de la zone euro, falsifie ses chiffres. Le journaliste français du quotidien Le Monde, auteur d'une remarquable enquête (La banque) parue en 2010(**) expliquait déjà comment Goldman Sachs le saint des saints de la finance internationale figure aussi parmi les plus grands faussaires de tous les temps. En 1999, par exemple, Goldman Sachs était aux côtés du gouvernement grec qui le rémunérait grassement en qualité de banque d'affaires chargée «d'optimiser la gestion de ses comptes». En l'occurrence il s'agit, ni plus ni moins, que de maquiller les bilans et dissimuler l'ampleur des déficits afin d'être éligible à l'adhésion à la monnaie unique (l'euro) dans le strict respect des critères édictés par le Traité de Maastricht (dette intérieure inférieure à 60% du PIB et déficit budgétaire sous les 3%). Dans l'affaire, et c'en est une, Goldman Sachs aura servi de «passeur» à un passager clandestin de l'Union européenne et la traversée aura emprunté un moyen de transport que les radars de la surveillance financière communautaire ont mis beaucoup de temps à déceler. Comment cela a-t-il été possible ' Goldman Sachs a pu faire arriver le voyageur à bon port grâce à la mise au point d'un système de couverture de risque appelé Crédit Default Swaps (CDS) qu'on peut traduire en français par contrats d'assurance sur une dette. Les contrats en question devaient garantir au créancier qu'il sera remboursé même si son débiteur se défausse. C'est un fabuleux instrument financier qui se prête à la spéculation la plus effrénée, hors de toute publicité, à l'abri des regards les plus experts, même des places boursières et de leurs règles jugées contraignantes. En contrepartie, Goldman Sachs percevra une double rémunération : comme banquier-conseil d'Athènes et en spéculant sur la dette de ce pays, avant de le faire sur l'euro. Plus récemment, Bruxelles établissait qu'Athènes trichait sur ses fonctionnaires au plus fort de ses engagements envers l'Union européenne et le Fonds monétaire international, engagements qui conditionnaient pourtant son accès à leur assistance conditionnelle. Violant l'accord avec l'UE et le FMI, la Grèce aurait embauché 70 000 fonctionnaires en 2010- 2011. L'hebdomadaire de centre gauche To Vima a récemment publié deux rapports internes, l'un de la troïka (UE-BCE-FMI), l'autre du ministre des Finances par intérim, Giorgos Zannias, selon lesquels la Grèce aurait violé les accords signés avec ses créanciers publics en 2010-2011 en embauchant 70 000 fonctionnaires et 12 000 personnes dans des collectivités locales. La période couverte par la révélation est pourtant celle pendant laquelle le gouvernement socialiste du Pasok, dirigé par Papandréou, s'était engagé à dégraisser plusieurs milliers d'emplois publics pour accéder à l'aide des institutions financières européennes et internationales (110 milliards d'euros libérés en plusieurs tranches avec des examens de contrôle à mi-parcours ; un second mémorandum signé par la Grèce en échange d'un prêt de 130 milliards d'euros prévoyait également le licenciement de 150 000 fonctionnaires d'ici à 2015). Giorgos Papankonstaninou, le ministre des Finances de l'époque, avait accédé à la condition préalable d'austérité en s'engageant à ne remplacer qu'un fonctionnaire pour cinq départs. Comme pour nous à un certain moment, le double langage était de mise au sein de l‘Etat. Georges Papandréou, le Premier ministre, en était le parfait exemple. Reconduisant une tradition inaugurée par son propre père dans les années 1980, il s'était entouré de 120 conseillers à lui seul et ses 45 ministres recrutaient du personnel par clientélisme politique au profit de ce que la presse locale appelait les «enfants du Parti socialiste». Le bilan d'un tel héritage se passe de tout commentaire : bien que 53 000 fonctionnaires aient pris leur retraite en 2010 et 40 000 en 2011, la Fonction publique grecque compte toujours officiellement 692 000 fonctionnaires, soit le même chiffre qu'en 2010.
A. B.
(*)http://menablog.banquemondiale. org/tunisie-faire-confiancea u x - statistiques'cid=EXT_BulletinFR_ W_EXT
(**) Marc Roche, La banque, Albin Michel, Paris 2010, 310 pages.


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