Algérie

A FONDS PERDUS


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De nos jours, il est beaucoup question de puissance. Du point de vue référentiel, depuis l'ouvrage majeur de Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations (1962), écrit sous l'empreinte de la guerre froide, il n'y avait pas eu d'écrit majeur sur la puissance stricto sensu. En cinquante ans, un autre monde a vu le jour. Il semble que jamais période n'aura été aussi propice à l'éclosion d'un nouveau concept : la puissance relative.
Francis Gutmann, ancien secrétaire général du ministère français des Affaires étrangères, directeur de Péchiney, de la Croix Rouge, P-dg de PC Ugine Kuhlmann, de Gaz de France et de l'Institut français du Pétrole, revient sur la question, pour une mise à jour salutaire, dans une récente étude (*). «La puissance, à présent, ne se confond plus, comme elle le fit longtemps, avec la seule force», avertit M. Gutmann. «Ses éléments se diversifient, en même temps ses effets deviennent plus incertains. Au reste, les plus forts ne sont plus toujours les plus puissants. La violence des faibles peut les rendre plus forts que les plus puissants.» Puissance militaire, économique et culturelle se combinent de façon nouvelle, pour dessiner le concept de puissance relative. L'Etat est ici la colonne vertébrale, l'expression de la puissance, notamment à travers la guerre, la première et sans doute la plus primaire manifestation de la puissance. Les manifestations de la violence, comme moyen de domination, prennent de nos jours des formes inattendues et imprévisibles : «Longtemps, la puissance s'est entendue essentiellement du point de vue militaire. Mais les menaces se situent désormais dans un espace géographique de plus en plus étendu et leur temporalité devient imprévisible. L'adversaire de surcroît peut être sans visage clairement identifiable.» Ainsi la puissance militaire apparaît comme ne pouvant plus désormais seule permettre d'imposer une volonté. Elle ne procure pas non plus une assurance entière contre des menaces de plus en plus diverses. Dans cette configuration, le paramètre politique fait intervenir d'autres acteurs que les Etats, alors que les plus forts parmi ces derniers deviennent les plus vulnérables : «La coexistence entre les bouleversements politiques et les évolutions technologiques majeures font que de plus en plus d'Etats, y compris parmi les moins développés, sont devenus en mesure de s'attaquer à de plus puissants qu'eux. Qu'il soit le fait d'Etats ou d'organisations non étatiques, le terrorisme d'autre part permet de gravement atteindre ceux-ci à défaut de les détruire.» Plus un pays est avancé, plus en effet il devient vulnérable, à la fois par les réactions d'une opinion de plus en plus sollicitée, et parce qu'il est possible de désorganiser avec peu de moyens les systèmes complexes qui caractérisent une société évoluée. Ainsi, il n'y a plus de forts absolus, ni de faibles totalement désarmés. La puissance militaire, pour importante qu'elle demeure, est devenue relative. Quid de la puissance économique ' Elle s'exerce entre des entreprises, d'une part, et les Etats, d'autre part, et demeure la plus déterminante. Néanmoins, les réglementations, nationales ou internationales, tendent à en restreindre la portée, sous l'effet de la multilatéralisation du droit. Les rapports de force économiques opposent d'abord les Etats : «Entre des Etats, la puissance économique peut créer des situations de dépendance ou bien être à la base d'une politique de sanctions. Mais ces dernières sont rarement efficaces, en ce qu'elles atteignent davantage les populations que leurs dirigeants. » Reste la puissance, plutôt l'influence, culturelle et morale. «Aucune forme de puissance ne paraît à elle seule susceptible d'imposer une volonté ou de garantir la sécurité.» De même que se pose la question de savoir «dans quelle mesure une combinaison de toutes les formes possibles de puissance ne pourrait pas pallier l'insuffisance de chacune d'entre elles». Au-delà des «fondamentaux», un faisceau d'autres indices forge les nouvelles expressions de la puissance : «L'idée s'est même faite jour de renforcer une telle combinaison en l'étendant à un ensemble d'autres éléments que ceux de la puissance traditionnelle, afin de mieux correspondre à un monde complexe et multiforme. Cet ensemble constitué de ce qu'on a appelé le soft power, pouvoir sans la force, pouvoir d'attraction, pouvoir sur les esprits, comprend notamment, outre la culture, des valeurs, l'image, l'information, la formation, ainsi que la façon de vivre, les performances scientifiques, techniques et économiques, les méthodes d'organisation, de fonctionnement et de gestion, les institutions, etc. Semblable combinaison, ainsi élargie, est sans doute plus efficace que chacune de ses composantes considérées séparément. Mais son efficacité ne saurait être totale pour autant. Rien ne permet d'y voir une panacée, soit pour imposer sa volonté, soit pour garantir sa sécurité.» Pour que pareille combinaison opère, un seuil minimal de stabilité est nécessaire, avec une claire identification des acteurs et de leurs modes de fonctionnement. Ce qui n'est pas évident «dans un monde changeant, incertain et indéterminé ». «La notion de domination a pris elle-même et pas seulement en économie une signification d'entraînement plus que de commandement. L'autorité au reste souvent contestée n'est plus ce qu'elle était. Toutes les sociétés humaines s'en trouvent profondément affectées. L'ensemble du monde également. Il n'y a plus, il n'y aura plus sans doute à l'avenir de pays, de puissances véritablement dominantes. «La question des effets de la puissance en général appelle donc une réponse relative. Pour qu'elle soit vraiment efficace, il faut ajouter, davantage qu'auparavant, d'autres éléments devenus sans doute aussi importants, comme notamment une intelligence accrue des situations, la connaissance et la compréhension de l'adversaire, de ses motivations et de ses modes de fonctionnement, une capacité d'anticipation.» Dans le prolongement de Gutmann, Pierre Buhler, diplomate, enseignant les relations internationales à Sciences-Po Paris, Pierre Buhler se propose de dépouiller de ses scories le concept, parfois sulfureux, de puissance (**). Il y inclut notamment la dimension géopolitique qui conduit naturellement à s'intéresser à la géographie ou à mettre l'accent sur la démographie, même si, inversement, des territoires petits et peu peuplés peuvent avoir un fort rayonnement, comme c'est le cas de Singapour ou encore d'Israël. On retiendra, pour ce qui nous concerne, ce précieux avertissement : «Dans notre monde, on peut difficilement prétendre jouer un rôle dans l'arène de la puissance si l'on a une économie en lambeaux ou de second ordre.» Suivez mon regard.
A. B.
(*)Francis Gutmann, La puissance n'est plus ce qu'elle était, Revue Défense nationale, n°750, mai 2012, pp. 11-14.
(**) Jean-François Fiorina, Pierre Bulher, Géopolitique, les nouveaux visages de la puissance. Jean-François Fiorina s'entretient avec Pierre Buhler, n°12 des entretiens géopolitiques CLES, mars 2012.


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