Grosses productions et films d'auteur, le nouveau cinéma saoudien embrasse tous les genres, souvent pour vanter les changements opérés par l'homme fort du royaume, le prince héritier Mohammed Ben Salman. Mais que valent artistiquement les films saoudiens ? Décryptage. (2/2)
Après une interdiction de 35 ans pour des raisons religieuses (voir notre édition d'hier), on a vu comment et surtout avec quels moyens, le cinéma renaît miraculeusement dans ce pays. Un nouveau cinéma désormais très visible au Festival de Cannes. Au Marché du film, et désormais même en sélection officielle ! Mais que veut le cinéma saoudien et, surtout, que valent ses films ?
Le Festival bat son plein, et El-hamdoullah on est bien reçu, bien logés (5 stars), bien nourri (gratis), bien dé-blanchis (vamos à la playa entre un cocktail et une protection ?). Les organisateurs, locaux ou venus de tous les pays du monde, sont d'une gentillesse incroyable et d'une fermeté sans faille, par exemple le keffieh palestinien est strictement interdit. Out l'actu dramatique palestinienne, le Festival must go-on. Les grands réalisateurs Baz Luhrmann et Fatih Akin sont accessibles, en tant que présidents des deux jurys importants (respectivement pour longs et pour les courts métrages), et le tapis rouge est, tous les soirs, garni de stars : Will Smith, Adrian Brody, Sharon Stone, Catherine Deneuve, Maiewenn, Johnny Depp, Diane Kruger, Sofia Vergara, Nicolas Cage, et leurs prestigieux équivalents de Bollywood et du monde arabe.
Cannes 2024 ? Pas du tout, cette histoire se passe six mois plutôt, à Deddah, pour la troisième édition du Red Sea Film Festival. Dans la région, c'est le seul festival de cinéma qui a maintenu son édition, les autres ayant préféré annuler ou reporter pour marquer leur solidarité avec les Palestiniens de Ghaza sous les bombes israéliennes. «Le Red Sea Film Festival en Arabie Saoudite, une vaste opération de blanchiment politico-culturel» ont tenté de protester quelques irréductibles artistes de la vieille gauche arabe, fustigeant au passage les célébrités qui ont accepté de s'y rendre pour des raisons pécuniaires.
On savait un peu où on mettait les pieds en allant à Djeddah, on avait même prévu une Oumra pour se racheter au cas où, et puis chacun à ses raisons, les réalisateurs veulent trouver de l'argent pour tourner leurs films, et les critiques veulent rendre compte des cinq premiers films saoudiens prévus dans le cadre de cette étrange et intéressante manifestation.
Qu'ont-ils à nous dire ces films saoudiens et que valent-ils au plan artistique ? L'alibi pro était béton et le billet d'avion offert par la grand-mère Djeddah.
En ouverture de ce 3ème Red Sea Film Festival le très attendu, et finalement très décevant Hwjn. L'idée était pourtant alléchante, on allait voir, sur grand écran, l'adaptation d'un roman fantastique saoudien, interdit par les autorités lors sa sortie en 2012 car il raconte une histoire d'amour entre un djinn et une mortelle. Confiée au réalisateur irakien Yasir Al Yasiri, établit aux Emirats, connu plus par ses clips pour les grosses vedettes arabes que par ses thrillers, la réalisation de ce Blockbuster boiteux ruisselle d'effets spéciaux sans jamais nous émouvoir. On retient néanmoins le visage de Nour Alkhadra, jeune actrice saoudienne qui ressemble étrangement à Amy Winehouse.
To my son, de et avec Dhafer L'abidine est presque tout aussi pénible. Rappelons au passage que l'acteur tunisien Dhafer L'abidine est une star dans le monde arabe, auréolé par ses succès dans des séries européennes ou américaines comme Dream Team, ou Engrenages. En 2021, le comédien a voulu réaliser son premier film Ghodwa- demain, sur les traumatismes post-révolution avortée du printemps tunisien, et les Saoudiens l'ont beaucoup soutenu. Renvoi d'ascenseur, To my son est un mélo-carte postale qui vante les réformes de MBS. De retour au pays après des années d'exil et un drame familial à Londres, Dhafer L'abidine en saoudien découvre que franchement le pays a bien changé et qu'en bien ! Merci, qui ? Même s'il répond au même cahier de charges, le troisième film, Hajjan est beaucoup moins servile que les deux précédents. Cette fois, c'est le réalisateur austro-égyptien Abu Bakr Shawky qui est aux manettes. Depuis que son premier film Yomeddine a été retenu en compétition officielle à Cannes, en 2018, le jeune réalisateur est perçu comme une valeur sûre ( un bon investissement ?) par les producteurs de la région qui rêvent de grands festivals. Hajjan veut dire «jockey» et le film nous entraîne dans le milieu des courses de chameaux, sport populaire en Arabie. Un film volontairement grand public avec une intrigue classique mais efficace: entre riches propriétaires de chameaux prêts à tout pour gagner les trophées et des jeunes et joli(e)s jockeys manipulé(e)s ou malmené(e)s, le film choisit son camp. Le réalisateur Abu Bakr Shawky s'offre les services d'un grand directeur de la photographie, Gerry Vasbenter, pour se payer quelques rares mais vrais moments de cinéma, par exemple en filmant d'une manière nerveuse et sous de multiples angles, les courses de chameaux. Comme si un genre nouveaux films sur le cricket, en Inde, et sur base-ball, aux USA !
Le cinéma saoudien se paye donc les moyens de ramener des professionnels internationaux pour les mettre au service de la culture locale et de la promotion du pays qui veut attirer des touristes en dehors des pèlerins. Pour une fois on peut enfin utiliser pleinement l'expression «film carte postale», qui définit le mieux les trois films cités.
Sauf que derrières ces gros films sans surprises, il y a quelques petits films d'une rare impertinence qui prouvent qu'un autre cinéma est possible dans ce pays.
Profitant de l'ouverture calculée de MBS, des jeunes Saoudiens, nés avec Youtube, se sont lancés dans la réalisation de contenus autrement plus intéressants.
Première claque, un thriller saoudien écrit et réalisé par un Saoudien. Mandoub El Leil, Coursier de nuit, d'Ali Kalthami nous plonge dans les nuits poisseuses de Riyad, en compagnie d'un coursier de nuit qui sillonne la ville, passant d'un univers interlope à un autre. Ali Kalthami aurait pu céder à la tentation de faire l'inventaire de tout ce qui peut se tramer dans les nuits folles de cette ville, mais il ne tombe jamais dans le piège du sensationnalisme, il reste au plus près de son personnage, un prolo saoudien (oui, ça existe) qui part en vrille. Placé sous le signe de Scorsese, ce thriller tourné dans la mégapole la plus mystérieuse du monde, nous rappelle, à bien des égards, le cinéma inspiré et débrouillard des frères Safdie. Mandoub El Leil est un film produit par Telffaz, une petite structure indé mise en place par une bande de cinéphiles
Avant 2017, Ali Kalthami et ses amis partageaient sur les réseaux sociaux des petits films humoristiques tournés à leurs risques et périls.
Autodidactes, ils profitent de l'ouverture de MBS pour se lancer dans les formats longs et pour passer de l'humour potache au film de genre inspiré. A leur actif, déjà deux long-métrages. Mandoub El Leil , grand champion du box office en Arabie saoudite, cet été, et l'incroyable Naga de Meshal Aljaser, produit par son pote Ali Kalthami avec l'étonnante Adwa Bader.
Naga est un thriller sous acide encore plus barré que Mendoub El-Leil. Une virée dans le désert qui vire au drame avec comme protagonistes principaux une jeune fille pas très sympa et son amoureux assez cool quoi que franchement crétin. Ils nous entraînent avec eux dans une fête clandestine qui va mal se terminer, bien sûr, mais d'une manière fantasque qu'on aurait jamais pu imaginer. Haletant, nerveux, malin, vicieux, gore, gonflé, drôle, terrifiant, on pourrait encore charger la barque pour tenter de le fixer, ce film hallucinant continuera à nous échapper dans sa folle course. Mise en scène maîtrisée et néanmoins totalement stone, avec des courses-poursuites nocturnes à la Duel, une chamelle rancunière encore plus terrifiante que le plus méchant dinosaure échappé de chez Spielberg, des personnages grotesques dans le sens propre du terme, et des drogues chimiques qu'on aurait bien aimé tester, au moins une fois dans sa vie, pour pouvoir hurler dans le désert comme les amants foireux de ce petit film réussi.
Un nouveau film saoudien est attendu, en fin de festival, dans la sélection ‘Un Certain Regard.' Espérons qu'il sera aussi petit et futé que Naga et Mandoub Al-Leil.
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Posté Le : 21/05/2024
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : De Cannes : Tewfik Hakem
Source : www.lequotidien-oran.com