Algérie

20 ans d'impunité



L'assassinat de Guermah Massinissa, le 18 avril 2001 à Beni Douala, a propulsé la Kabylie dans une folie meurtrière durant laquelle 128 personnes furent assassinées. 20 ans après, le massacre demeure impuni et les familles des victimes ne cessent de réclamer vérité et justice.à Agouni Arous, dans la commune d'Aït Mahmoud, ils étaient nombreux à se rassembler, en cette matinée du 18 avril 2021, autour du tombeau de Massinissa Guermah, le jeune lycéen dont l'assassinat, en cette même date en 2001, a été l'étincelle qui a mis le feu aux poudres : des émeutes suivies par une sauvage répression qui a emporté dans son sillage 128 jeunes et fait plus de 5 000 blessés dont des handicapés à vie.
Parmi l'assistance venue à cette commémoration, d'anciens acteurs du mouvement citoyen et d'actuels activistes du mouvement populaire comme pour marquer une jonction entre le combat de 2001 et celui de 2019.
Seulement, l'heure n'est pas au sourire. L'ambiance n'est pas moins triste que les années qui ont suivi cette tragédie qui continue, vingt ans plus tard, à peser lourdement dans le rapport de cette région au pouvoir central. Khaled Guermah, le père de la première victime, est à l'accueil.
Hormis quelques rides en plus et une barbe désormais dominée par le gris, il garde encore la même mine défaite que le jour de l'enterrement de son fils aîné, mort à la fleur de l'âge. "Ma douleur est encore plus intense aujourd'hui en voyant les amis de mon fils devenus des hommes et donné vie à d'autres enfants, maintenant que j'ai pris de l'âge et qu'on m'a pris l'enfant sur lequel je pouvais m'appuyer à l'image de chaque père.
Quel deuil puis-je faire et feront les parents de toutes les autres victimes lorsque l'on sait que personne n'a payé pour leur assassinat '", dit-il la gorge nouée. Pardonner ' "Jusqu'à la mort !", tranche Khaled Guermah, soulignant qu'il participe justement chaque vendredi, depuis février 2019, aux marches du mouvement populaire, dans l'espoir de voir un jour la démocratie et la citoyenneté triompher, que "l'Etat ne tolérera plus jamais de tels crimes et que la justice ne soit plus une justice aux ordres et de téléphone et ne laissera donc pas un crime aussi abject impuni", dit-il non sans considérer l'insurrection de février comme une continuité de 2001, d'Avril 80, de 1976, de 1963... "Une bouffée d'oxygène pour le long combat pour la démocratie et la citoyenneté", dit-il.
Présent à cette cérémonie commémorative, Ali Ioutichène est l'un des milliers de blessés enregistrés durant ces événements. Il avait 17 ans en 2001. Il s'en est sorti avec une jambe complètement déchiquetée au moment où il tentait de secourir un jeune qui venait de recevoir une balle en plein thorax et qui est décédé sur le coup à Mekla.
Aujourd'hui, il ne pense pas moins que Khaled Guermah. "20 ans plus tard, quand je me retrouve face à un barrage de gendarmerie, l'adrénaline monte.
La justice n'a pas été rendue et je crois que c'est cela qui est à l'origine du sentiment de rejet qui continue de se manifester chez la population envers ce corps", dit-il, estimant qu'"on ne peut pas faire comme si de rien n'était alors qu'il y a un passif qui n'est toujours pas soldé". "2001 a cassé le mur de la peur et aujourd'hui, si les gens continuent à braver la répression et toutes les man?uvres du pouvoir, c'est parce qu'ils n'ont plus peur, ils sont indifférents même devant le danger de mort", explique-t-il soulignant, à ce titre, que même certains des slogans de 2001, comme "Pouvoir assassin", continuent d'être scandés dans les marches actuelles. "Une preuve que l'ombre du Printemps noir est toujours là, même si le pouvoir fait tout pour l'effacer", soutient-il.
La continuité 2001-2019
En Kabylie, il demeure évident qu'on ne peut effacer un tel épisode écrit avec du sang et des larmes. "2001 n'était pas une simple affaire d'affrontements entre population et gendarmes. C'est un événement qui a ouvert, à l'époque, le couvercle à quarante ans de déni, d'injustice et de dépassements étouffé depuis l'indépendance. Avril 80 a posé les jalons de la lutte identitaire, et Avril 2001 a posé les jalons de la lutte pour la citoyenneté dans le sang.
C'est un événement qui a laissé de nombreuses plaies ouvertes et dont il reste beaucoup de zones d'ombre, entre autres celles déjà signalées dans le rapport de la commission Issad", pense Khaled Guermah convaincu, dit-il, que le gendarme qui a tué son fils n'était qu'un "pion".
En effet, dans le rapport rendu public, le 27 juillet 2001, la commission d'enquête dirigée par le défunt Mohand Issad a signalé de nombreuses anomalies, dysfonctionnements et dépassements lesquels, dans un véritable Etat de droit, auraient donné matière à la justice. "La proportion portant sur des blessés civils dépourvus d'armes à feu paraît effrayante. Elle n'est comparable qu'avec les pertes militaires, lors des combats réputés les plus durs en temps de guerre" et "l'importance des morts civils par armes à feu resterait considérable même s'il s'était agi d'un combat opposant deux belligérants combattant à armes égales", est-il relevé d'emblée dans ce rapport dont les rédacteurs ont émis deux hypothèses aussi graves l'une que l'autre et qui n'ont fait que nourrir davantage les soupçons de la population de la région. "Ou le commandement de la gendarmerie a perdu le contrôle de ses troupes.
Ou la gendarmerie a été parasitée par des forces externes à son propre corps, avec forcément des complicités internes, qui donnent des ordres contraires, et assez puissantes pour mettre en mouvement la gendarmerie avec une telle rudesse pendant plus de deux mois et sur une étendue aussi vaste", est-il écrit dans le rapport de Mohand Issad.
Mais au lieu de se pencher sur cette question pour la résoudre, le rapport a été rangé a fond des tiroirs du pouvoir. Mohand Issad est décédé dix ans plus tard, et ironie du sort, lui aussi en avril, sans qu'une suite ne soit donnée à son travail, pourtant applaudi par la population de la région.
Au lieu de solder ce passif lourd de manière à redorer le blason de l'Etat, le pouvoir, qui ne s'encombrait plus d'artifice pour cacher sa nature dictatoriale, est resté droit dans ses bottes.
Les événements de Kabylie n'étaient, à ses yeux, pas d'une ampleur suffisante pour le déstabiliser, tant il était visiblement définitivement convaincu que le reste de l'Algérie était plus proche de la Palestine que de cette région pour lui apporter sa solidarité.
Ainsi, Ouyahia, un homme rompu à la roublardise et à la manipulation, fut chargé d'agir. Il invite alors les archs au dialogue et il conclut un marché de dupes qui met fin aux tensions de rue. Mais avec son entêtement et le recours à ses mêmes vieilles méthodes, le pouvoir a fini par creuser encore plus le fossé entre lui et tout le peuple algérien. Vint alors le 22 Février 2019...

Samir LESLOUS


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