Le Sahara des Touareg Mars 1964, quatre Jeep sillonnent le Grand Sud algérien. A bord, Claude Cheysson, Jules Roy et l'envoyé spécial du "Monde", Jean Lacouture." Un souvenir merveilleux, dit-il aujourd'hui, l'Algérie n'était en paix que depuis deux ans, nous avions un sentiment de sécurité miraculeux." Jean Lacouture, grand reporter, biographe et auteur prolifique, a tiré de ces souvenirs un livre, "Algérie, la guerre est finie" (Ed. Complexe, Bruxelles), qui vient d'être réédité.
On sait que c'est très grand, que les récoltes y sont maigres, le pétrole abondant et le peuplement clairsemé, qu'il y fait chaud, qu'il y fait froid, que les auberges y sont rares et les étapes longues, que les grands espaces nus sont propices à la méditation et incitent au monothéisme. On le sait. Mais il vaut mieux y aller voir.
Sous le dur soleil qui transforme les lèvres en pelote d'épingles, dans la nuit cassante de froid, au cœur du fraternel nuage de poussière légué par le véhicule de tête, on vérifie beaucoup de choses lues mais qu'il faut éprouver dans l'œil, sur la peau, dans les reins, pour en garder bonne mémoire. Tant de montagnes ? Si peu de sable ? Tant d'eau ? Et si peu d'hommes que, de Fort-Flatters à In-Ekker, il est facile de se croire plongé dans un univers strictement minéral. C'est le rêve obstiné d'un général, à Paris, qui fait soudain dresser devant le voyageur cet être humain : un adjudant de gendarmerie, jovial concierge de la base nucléaire du Hoggar.
Une mer, bien sûr, passionnante et multiple comme la mer. Un lac énorme et convulsé, couleur de crevette, où les escarpements font penser aux crinières des vieux lions. Des dunes, Edouard-Félix Gautier assure qu'elles sont blanches en leur enfance et jaunissent avec les siècles. Pourquoi n'avons-nous fréquenté que des dunes si mûres que, citron au réveil, elles tournaient, le soir tombant, à l'orange ? Le plus souvent, d'ailleurs, c'est une mer calmée, le reg, qui offre à l'œil et aux roues la surface familière, caillouteuse et lugubrement rassurante de nos cours de caserne.
Le froid ne surprend pas. Un désert, c'est une zone libre où jouent les éléments, sans artifice ni médiateurs. Beau champ de bataille où la retraite du soleil donne au vent un empire sans partage. Mais il faut avoir passé quelques nuits dans le reg, sous les étoiles, dans le souffle qui galope d'Hassi-Bel-Guebbour à Amguid, pour apprécier sainement les effusions littéraires sur les splendeurs de la nuit saharienne.
La surprise, c'est l'eau. Au Sahara, on en parle presque autant qu'en Hollande, au Tonkin ou en Egypte. Ici, c'est la crue désastreuse d'un oued. Là, les inondations provoquées par les pluies et qui viennent de ravager deux quartiers. Ici encore, le sous-préfet ne pose qu'un problème : comment s'en débarrasser ? Comment évacuer, drainer le surplus laissé par l'irrigation ? Comment laver le désert des immenses plaques de sel que fait remonter la poussée liquide ? Ce ne sont que débats sur la présence de ces résidus d'oueds quaternaires dont on pourrait dire qu'ils forment une nappe immense sur laquelle flotterait, pelliculaire et dédaigneux, le désert.
La nappe albienne, c'est la grande affaire pour les caravaniers comme pour les pétroliers. Avez-vous vu l'"albien"? Tel pourrait être le titre d'une enquête sur le Sahara - sol et sous-sol. C'est le refrain que l'on entend à chaque étape. C'est la préoccupation de ces tribus, communautés et sectes qui, tous les 1 000 kilomètres, rappellent qu'il n'est pas de désert sans histoire et que ce n'est pas au nombre de ses habitants qu'un Etat mesure les problèmes que lui pose un territoire : les Touareg, les Mozabites, les pétroliers.
A Tamanrasset surgit soudain cette Algérie noire que l'on n'avait pas imaginée. L'Algérie des haratin.Berbères négrifiés - ou Soudanais berbérophones ? - vassaux des Touareg, que le flux et le reflux nomades déposent progressivement, comme des alluvions fertiles, au creux des oasis, des vallées et des petites cités. Fruit de la lente modernisation du Sud, cette sédentarisation brune en est aussi l'espoir ; et c'est en se vidant peu à peu de leur clientèle serve que les Touareg nourrissent la ville écarlate, surgie, à l'appel de Charles de Foucauld, sur la lisière sud du Hoggar.
On voit bien passer, d'heure en heure, boulevard Laperrine, quelques-uns de ces beaux seigneurs voilés de bleu nuit, superbes. Mais la ville vit sur un autre rythme que celui de leur démarche hautaine, et le temps des esclaves est venu. Déjà les haratin disputent aux Chaamba arabes les boutiques de la rue, les emplacements du souk. Demain ils tiendront le commerce moderne, le trafic sur les routes, l'artisanat. Dès avant la solution des problèmes juridiques que pose leur condition, les affranchis domineront leurs maîtres. Des imochar, les hommes au chameau, aux imrad, les hommes à la chèvre, la prépondérance est en cours de transfert. Mais l'Etat algérien est-il prêt, lui, à intégrer les Touareg ? Est-il pressé de le faire ?
Le Hoggar, c'est grand comme la France. Et c'est peuplé de moins de 20 000 âmes, moins de la moitié d'entre elles forment les douze tribus qui constituent le peuplement targui algérien : quelques milliers de seigneurs nomades tirant après eux ceux qu'on appelle aujourd'hui, pudiquement, leurs serviteurs - ce qui décrit d'ailleurs beaucoup mieux la situation que le terme d'esclaves. Le gouvernement socialiste d'Alger ne veut pas, semble-t-il, poser le problème en termes de force, comme celui du Mali, ou comme jadis celui de Moscou face aux atamans des Cosaques.
" Quelle attitude observez-vous à l'égard des féodaux, d'une part, de leurs serviteurs de l'autre ?" Le représentant du pouvoir central qui s'entend poser cette question à Tamanrasset paraît la trouver saugrenue. "Dans la République démocratique et populaire algérienne, l'autorité ne fait pas de distinction entre les citoyens. Elle les traite tous sur le même pied." Certes. Mais s'ils se sont situés, précisément, dans un état d'essentielle inégalité ? Les réponses sont assez évasives pour donner à penser qu'Alger ne juge pas le moment venu de réduire ce bastion féodal.
D'abord, parce qu'il y a d'autres problèmes plus pressants au Sahara - ceux de la subsistance. Ensuite, parce que la lente pénétration du modernisme économique dans le Sud assurera progressivement la promotion des "esclaves". Enfin, parce que la féodalité targuie donne tous les signes de la décadence et que la patience et le simple jeu des forces socio-économiques devraient suffire à transformer en Algérie le "problème" targui en un cas de pittoresque résiduel.
Décadence ? Est-ce pour cela que l'humour affleure ici, comme ailleurs la nappe albienne ? Il faut avoir vu jouer Prisonniers du harem dans la salle d'école de Tamanrasset pour mesurer à quel point un public targui peut avoir l'esprit plus léger, s'agissant des mœurs de l'islam, qu'un cinéaste britannique... Et qu'il est plaisant de lire sur l'écriteau, planté à la sortie de la ville, cette inscription : "Soyez gentils, tenez la droite..."
A l'Assemblée d'Alger, dont il fut vice-président, l'aménokal du Hoggar, député du désert voilé de sombre, faisait figure de fabuleux seigneur. On l'imaginait regagnant en ses montagnes un ksar hautain, ceinturé de murailles aveugles et formidables : ce que fut la casbah de Telouet pour le pacha Glaoui : repaire, palais de plaisance, place forte - en plus farouche ici, et torride, et légendaire. L'ombre d'Antinéa...
Akemennouk Bey Ag Hamou, de la tribu des Kel Rela, celle des seigneurs où est traditionnellement élu l'aménokal, chef spirituel (selon la terminologie officielle) de la confédération des Touareg, reçoit ses visiteurs assis devant une hutte de palmes tressées ; à ses pieds, ses conseillers jouent benoîtement aux osselets dans la poussière. Son domaine, c'est un hameau, un arrem, quelques huttes groupées autour d'un champ d'herbages, de fèves et de millet. Et son seul luxe, ce paraît être le poste émetteur de radio qu'il manie lui-même et qui le relie à l'administration, c'est-à-dire au sous-préfet de Tamanrasset, à 50 kilomètres de là.
Des grands meneurs d'hommes, il a le laconisme. Mais à part cela ? Moins qu'un chef, il paraît bien être le truchement entre le pouvoir algérien et les douze tribus touareg généralement basées au nord de la frontière. Ce n'est pas par hasard qu'il parle un peu d'arabe, qu'il porte parfois la djellaba claire plutôt que la gandoura sombre. L'aménokal, comme son frère le maire de Tamanrasset, paraît s'être délibérément mis en marge de sa communauté pour assurer le contact avec l'Etat, le monde arabe, les temps nouveaux.
Mais il ne fait guère d'adeptes. Autour de lui, les hommes restent enveloppés dans la gandoura, portent immuablement le tangelmoust, le voile indigoté, qui coûte, dit-on, le prix de dix moutons, parlent le tamacheq, refusent l'assimilation. Au collège de Tamanrasset, un internat a été créé pour "fixer" les enfants nomades ; il ne compte, parmi ses cinquante élèves, que deux jeunes Touareg du Hoggar (mais plusieurs issus du Tasmenar nigérien).
On voudrait pouvoir souhaiter au peuple targui un rôle de médiateur entre le Maghreb et l'Afrique noire, voir en lui un bon conducteur des courants qui doivent tôt ou tard transformer le Sahara, ce glacis revêche, en un pont. Mais ce peuple d'avant la route résistera-t-il à la route ? Survivra-t-il au camion ? Son instrument économique, le chameau, se fait rare et prend une allure anachronique. Au souk d'In-Salah, le troupeau conduit par les hommes bleu de nuit fait figure d'intrus. Bientôt, les noirs enfants haratin jetteront, de la portière de leur Jeep, un regard étonné sur la houle du convoi nostalgique conduit par le maître de leur père.
Cette dilution probable dans le nouvel Etat du peuple targui d'Algérie, faute de faculté d'adaptation et de perspicacité économique, est-ce la seconde mort de Charles de Foucauld ? Tout ici fait surgir sa mémoire, du vieux Paul M'Barek, le témoin de son assassinat, qui médite, accroupi, devant sa pauvre cahute, au bjord de pisé rouge où il passa les dernières années de sa vie et qui domine familièrement la capitale du Hoggar.
Cette petite forteresse qu'il avait bâtie de telle façon qu'un seul homme puisse suffire à la défendre contre les remous, ce n'est plus aujourd'hui qu'un musée, où rien n'est plus touchant que la chapelle, couloir de sable recouvert de torchis, meublé de caisses à savon métalliques. Sous la poterne, on voit épinglés quelques lettres de l'ermite et le rapport établi par l'officier qui constata sa mort. Rien ne fait prévoir que l'autorité nouvelle songe à contester cet héritage austère et qui n'offusque nullement ce à quoi peut tenir un patriote algérien.
Mais pour retrouver le secret de l'alliance entre Charles de Foucauld et le peuple dont il fut l'hôte et l'ami, c'est à l'Assekrem qu'il faut aller, jusqu'au refuge qu'il voulut jucher sur un pic du massif du Hoggar, à près de 3 000 mètres. Délaissant la torpeur de Tamanrasset, on grimpe vers le dur noyau du monde targui, à travers un paysage épileptique, gelé, ébouillanté, gonflé de boursouflures monstrueuses, de cloques géantes aux formes absurdes, hérissé de stalagmites de diamant noir. Pourquoi faut-il qu'on songe ici à la Saison en enfer ? Est-ce en raison d'un jeu d'assonances, Harrar, Hoggar ? De la parenté des destins de Foucauld et de Rimbaud ?
A partir de l'ermitage, dégringole un paysage sans rival, déferlement fabuleux de crêtes et de pics, un univers dansant et projeté, tout en arêtes coupantes et en outils perforants. C'est là, dans le vent furieux, que vivent les héritiers de Charles de Foucauld, les frères Jean-Marie - un visage de gentilhomme provençal du temps de la conquête des Indes, érodé, poncé par une exigence qui pourrait être celle de l'art, de l'aventure, et qui est celle de la foi - et Marcel, qui serait plutôt du côté de Franz Hals, barbe rousse autour d'une placide tête de Normand.
D'un livre qui se trouve dans leur minuscule bibliothèque et sur lequel je leur demande leur avis, l'un d'eux dit en souriant : " Je souhaite le lire, mais je n'ai pas le temps..." A 2 800 mètres, ils partagent leurs journées entre la prière et la météorologie. Ils travaillent aussi à un dictionnaire français-tamacheq (la langue des Touareg, dont l'écriture, le tifinagh, a quelques analogies avec les hiéroglyphes égyptiens) pour compléter le lexique tamacheq-français établi par Charles de Foucauld.
Ces travaux d'érudition ne tendent pas seulement à favoriser les échanges avec les tribus touareg qui nomadisent par là, de pic en pic, de champ de pierres en champ de cailloux. Ils ont permis de traduire de beaux poèmes touareg. Si gardé que l'on soit contre les charmes de la poésie folklorique, il faut en subir ici le choc. Ces histoires de chamelles remises en gage d'honneur, de fiançailles farouches et de rapts silencieux prennent une saveur brûlante, lues sur cette montagne, dans le vent obsédant, entre les lettres de Foucauld, piquées au mur, et ce prêtre à l'œil vif qui parle gaiement du désert.
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Posté Le : 16/07/2002
Posté par : nassima-v
Source : www.dzlit.free.fr