Algérie

1871, la Révolte d’El Mokrani



1871, la Révolte d’El Mokrani
Refusant la défaite face à la Prusse et espérant fonder une République sociale et démocratique, la Commune de Paris se révolta le 18 mars 1871. Durant plusieurs semaines, la Commune sema l’espoir de la fondation d’une société égalitaire dans laquelle la misère serait bannie. Néanmoins, cet espoir fut rapidement noyé dans le sang. Du 21 au 28 mai 1871, les troupes versaillaises réprimèrent l’insurrection parisienne durant la Semaine sanglante. Le bilan fut particulièrement lourd pour les communards : 6.000 à 30.000 morts, tués au combat ou prisonniers fusillés, et 43.522 prisonniers.

1871, la Révolte d’El Mokrani

Au même moment, de l’autre côté de la Méditerranée, dans une Algérie qui était saignée à blanc depuis 1830 par la conquête française, un autre espoir se dressa : celui de se libérer d’une colonisation génocidaire. Pourtant, à la différence de la Commune de Paris dont le souvenir est largement entretenu par une gauche blanche qui la perçoit comme « une ode à l’émancipation » (1) universelle traversant le temps, l’insurrection algérienne de 1871 reste encore largement ignorée et effacée des mémoires au-delà des frontières algériennes.

A la fin des années 1860, l’Algérie était exsangue. Commencée en 1830, la conquête avait provoqué la disparition de plusieurs centaines de milliers d’êtres humains et la seule famine de 1867-1868 avait causé la mort de 300.000 à 500.000 âmes. A cette conquête génocidaire s’ajoutait l’avènement du régime civil, annoncé le 9 mars 1870, qui instaurait le règne des colons sur l’Algérie. La population algérienne craignait l’intensification de la colonisation de peuplement et de la spoliation des terres qui l’accompagnait.

Face à la colonisation, la résistance algérienne n’avait nullement déposé les armes. Dans l’Est saharien, Mohammed Ben Toumi Ben Brahim dit Chérif Bouchoucha et Bennacer Ben Chohra, ancien de l’armée de l’Émir Abdelkader et membre de la confrérie soufie Qadiriyya, organisèrent l’insurrection à partir de 1869 (2).

Toutefois, contre cette colonisation implacable du territoire algérien, la guerre franco-prussienne de 1870 fit souffler un nouveau vent de révolte dans toute l’Algérie. Des journaux venus de l’Empire ottoman ou d’Égypte, qui évoquaient les défaites de la France contre la Prusse, étaient introduits clandestinement en Algérie. Des propos subversifs contestant la domination coloniale s’exprimaient dans les lieux publics. Dans différentes régions, notamment dans celle de Biskra, des comités populaires, « chertya », de 10 à 12 membres furent désignés par les douars afin d’organiser la résistance en doublant l’administration française. Ces comités populaires achetaient des armes, des munitions et des chevaux. Ils réprimaient ceux qui s’opposaient à la cause nationale ou réformaient les jugements des cadis et des commissions disciplinaires. Ce rôle fut tenu dans d’autres régions par les djemaâ traditionnelles.

Selon Mohammed-Chérif Sahli, « ces comités agirent comme si l’autorité française avait cessé d’exister en Algérie, en une période où la France avait dégarni de troupes le territoire algérien pour faire face à l’invasion prussienne. […] Ces comités populaires et ces préparatifs inquiétaient grandement les autorités françaises » (3).

A Souk Ahras, en janvier 1871, les Spahis se mutinèrent. La population de la région refusa de s’enrôler dans l’armée française pour partir combattre la Prusse. Elle prit le chemin des montagnes pour lutter contre la colonisation. La révolte s’élargit rapidement à Tébessa et à Constantine puis à Sour El Ghozlane ou Jijel. Le fils de l’Émir Abdelkader, Mahieddine, arriva de Syrie pour soutenir les insurgés et participer aux combats contre les autorités françaises dans la deuxième quinzaine de février 1871. Appuyés par Bennacer Ben Chohra, les ralliements en sa faveur se multiplièrent dans la région comprise ente Tébessa et Touggourt. Le 6 mars 1871, Bouchoucha prit Ouargla. Dans le Sud oranais, les tribus des Ouled Sidi Cheikh relancèrent leurs attaques (4).

A Alger, suite à la défaite de l’Empire face à la Prusse à Sedan en septembre 1870, les colons de la gauche républicaine proclamèrent la Commune d’Alger le 8 février 1871 et formèrent une Garde républicaine, c’est-à-dire une milice européenne. Néanmoins, la Commune des colons restait fermée aux Algériens. Le 1ier mars 1871, jour de l’Aïd el Kébir, les Algériens manifestèrent leur colère mais les « colons communards » d’Alger n’en tinrent nullement compte (5). Les Algériens restaient des ombres invisibles et méprisées par la gauche coloniale qui préférait s’intéresser aux évènements révolutionnaires parisiens. Les « colons communards », dont certains étaient d’ardents socialistes (6), réclamaient une administration civile, dont ils seraient les seuls maîtres. Une telle administration risquait de faire peser sur les Algériens une domination encore plus dure que celle de l’armée coloniale. Pour cette gauche blanche, la République sociale et démocratique faite par les Européens et pour les Européens devait se construire en renforçant une domination coloniale qui déshumanisait les colonisés algériens. Finalement, les résistants algériens de 1871, notamment les khouan de la Rahmaniyya, étaient objectivement bien plus « révolutionnaires » que les « colons-communards » de la gauche coloniale d'Alger qui défendaient d’abord leurs privilèges raciaux.

Dans ce contexte insurrectionnel, le Bachagha Mohammed El Mokrani sonna l’heure de la révolte dans la région des Bibans le 14 mars 1871 en adressant une lettre au général Augeraud commandant de la subdivision de Sétif, dans laquelle il déclarait : « Je m'apprête à vous combattre ; que chacun aujourd'hui prenne son fusil » (7). Le 15 mars, Mohammed El Mokrani organisa une assemblée avec les membres de sa famille et ses lieutenants pour déclarer la révolte à Bejaïa (8).

Le 16 mars 1871, Mohammed El Mokrani lança six mille hommes à l’assaut de Bordj Bou Arreridj. Le même jour, El Mokrani adressa une lettre au Bachagha du Tittery dans laquelle il affirmait : « Il y a ici un enthousiasme général pour le jihad (9), et si les musulmans se soulevaient de tous les côtés, je vous jure par Dieu qu’ils n’auraient plus besoin de s’insurger une autre fois » (10).

Afin de donner une assise populaire et religieuse à sa révolte, Mohammed El Mokrani envoya une délégation auprès du cheikh El Haddad, qui était à la tête de la grande confrérie soufie de la Rahmaniyya. Le 8 avril 1871, au marché de Seddouk, où se réunissait une importante population, le cheikh El Haddad, proclama le jihad contre la colonisation. Jetant son bâton au milieu de la foule, le chef de la Rahmaniyya affirma « qu’avec l’aide d’Allah et du Prophète, il serait aussi facile de jeter les Français dans la mer »(11).

Alors âgé de plus de quatre-vingts ans, le vieux cheikh de la Rahmaniyya fit naître un immense enthousiasme dans l’assistance ce qui permit d’amplifier la révolte et de l’élargir à d’autres régions que celle de Bibans, notamment celles où sa confrérie était influente. Les masses rurales restaient animées par les confréries soufies qui s’étaient déjà opposées à la colonisation par le passé, notamment la Qadiriyya de l’Émir Abdelkader. Ainsi, à la suite de cet appel, plus de 100.000 moujahidin rallièrent El Mokrani. La révolte grandit jusqu’à s’étendre à toutes les régions de la Kabylie et au-delà à l’Est et au Sud de l’Algérie. Les insurgés assiégèrent Tizi-Ouzou, Drâa El Mizan et Isser. Au total, 250 tribus se soulevèrent contre la colonisation, soit près du tiers de la population algérienne, c’est-à-dire entre 600.000 et 800.000 personnes. Toutefois, les moujahidin algériens manquaient d’armes et de munitions.

Ainsi, selon Ahmed Mahsas, cette révolte apparaissait comme un « véritable soulèvement populaire contre l’accaparement des terres par l’administration et les colons » qui entendait « secouer le joug de l’oppression » (12).

Parallèlement, des personnalités algériennes lancèrent une action diplomatique afin de sortir du tête-à-tête avec la puissance coloniale que les autorités françaises souhaitaient leur imposer. Car, pour les autorités coloniales, les affaires algériennes relevaient uniquement de la politique intérieure française. Ainsi, le 20 avril 1871, 214 personnalités des trois départements d’Algérie adressèrent une lettre à la reine d’Angleterre pour dénoncer la politique française de confiscation des terres et des biens habous. Les signataires demandaient l’aide de la Grande-Bretagne, en particulier l’envoi d’une escadre anglaise, contre la France. Une copie fut adressée au sultan ottoman « avec prière de la communiquer aux puissances ». Parmi les signataires figuraient les noms de Mohammed El Mokrani et du cheikh El Haddad (13).

En face, les autorités coloniales réagirent avec empressement pour écraser la révolte. Le 26 mars 1871, les troupes françaises entrèrent à Tébessa que Mahieddine avait choisit comme première étape de son combat. Les troupes de Mahieddine avaient été mises en déroute par l’armée coloniale. Le fils de l’Émir Abdelkader fut contraint de se replier en Tunisie d’où il regagna Damas, où son père était réfugié, en passant par Alexandrie (14).

Les autorités françaises voulaient surtout éviter que l’insurrection n’atteigne la ville d’Alger car elle aurait menacé la présence coloniale elle-même. Nommé gouverneur général le 29 mars 1871, l’amiral Louis Henri de Gueydon mobilisa 22.000 soldats et essaya de circonscrire l’insurrection à la seule Kabylie. Le 22 avril 1871, les moujahidin furent arrêtés à l’Alma. Le 25 avril, l’amiral de Gueydon déclara l'état de siège. Le 5 mai, Mohammed El Mokrani fut tué au combat les armes à la main près de l’oued Soufflat mais son frère, Boumezrag El Mokrani, prit sa succession à la tête de l’insurrection. Les troupes françaises marchèrent sur Dellys et Draâ El Mizan. Le cheikh Haddad, l’« âme de l’insurrection » (15), et ses fils, Aziz et M'hand, furent capturés le 13 juillet 1871, après la bataille d'Icheriden.

Le même jour, Berkani déclara le jihad dans la région de Cherchell et dans les monts de Beni Menacer dans le Chéliff. Les affrontements entre les troupes françaises et celles de Boumezrag se poursuivirent jusqu’à ce que les Français parviennent à réduire l’influence de la révolte au mois d’août 1871. Boumezrag gagna alors la Tunisie afin de réorganiser ses moujahidin. Il poursuivit son combat dans le Sud de l’Algérie mais ses troupes furent prises par l’armée coloniale dans les monts du Hodna le 8 octobre 1871.

Finalement, l’espoir d’une insurrection libératrice prit fin dans le Nord de l’Algérie suite à la capture de Boumezrag El Mokrani le 20 juin 1872 à Aïn Salah, dans le Sud algérien, où une patrouille de l’armée française le retrouva à moitié mort de fatigue et de soif. Mais alors que la majorité des combattants du Nord de l’Algérie déposèrent les armes, la révolte se poursuivit malgré la répression dans le Sud du pays sous la direction de Chérif Bouchoucha.

Dans ce contexte de répression, Bennacer Ben Chohra se réfugia en Tunisie d’où il déclencha des attaques contre les autorités françaises et leurs collaborateurs à partir de la région frontalières du Djérid. Dans la même région de l’Est saharien, Chérif Bouchoucha qui s’était allié à El Mokrani, poursuivit le combat jusqu’au 31 mars 1874, date à laquelle il fut capturé lors d’un affrontement près d’Aïn Salah.

La disproportion des forces en faveur des troupes françaises s’avéra trop importante et la répression s’abattit collectivement et de manière implacable sur tous les territoires qui s’étaient soulevés. Pour l’administration coloniale, il fallait définitivement mettre les Algériens à genoux afin d’écarter toute idée de révolte.

Ainsi, la répression de la révolte de 1871 aurait causé la mort d’environ 300.000 Algériens. Les terres des « sujets indigènes » furent frappées de séquestre au profit des colons. Cette mesure toucha toutes les tribus insurgées puisque la collectivité tribale était traitée comme personne civile responsable, selon le principe colonial de responsabilité collective. Près de 340.000 hectares furent ainsi séquestrés à titre collectif et 250.000 à titre individuel. Ces terres furent distribuées aux nouveaux colons, dont beaucoup étaient des réfugiés venus d’Alsace-Lorraine, en particulier dans la région de Constantine.

Les Algériens engagés dans la révolte se virent également infliger une amende considérable de 36,5  millions de francs-or. Les Algériens qui avaient été déférés au tribunal, furent jugés devant des cours d’assises où siégeaient des jurys composés uniquement de colons. Les condamnations à mort furent nombreuses comme celle de Boumezrag El Mokrani qui fut condamné à la peine capitale par la cour de Constantine le 27 mars 1873. Néanmoins sa peine fut finalement commuée en déportation à vie en Nouvelle-Calédonie colonisée par la France depuis 1853. Des centaines d’Algériens révoltés furent également emprisonnés en Algérie alors que d’autres furent déportés en Nouvelle-Calédonie, comme les deux fils du cheikh El Haddad, Aziz et M'hand.

Emprisonné, le cheikh El Haddad fut condamné en avril 1873 par la cour d’assises de Constantine à cinq ans de prison. Il décéda dix jours plus tard, le 29 avril 1873, dans la prison de Constantine. L’administration coloniale refusa même son inhumation dans son village natal contrairement à ses derniers vœux. Craignant certainement que son tombeau devienne un symbole de résistance à la domination coloniale, elle le fit enterrer dans le cimetière de Constantine le 13 juillet 1873. Chérif Bouchoucha fut condamné à mort et exécuté le 29 juin 1875 à Constantine (16).

La répression et les confiscations des terres poussèrent également de nombreux Algériens à s'expatrier notamment vers la Syrie où s’exilèrent de nombreux Algériens fuyant la colonisation tout au long du XIXe siècle. Ainsi, Bennacer Ben Chohra quitta l’Algérie le 2 juin 1875 pour trouver refuge à Beyrouth puis à Damas où il trouva la mort en 1884.

Démographiquement, avant la conquête française de 1830, l’Algérie comptait entre 3 et 5 millions d’habitants sur son territoire. En 1872, l’Algérie n’en comptait plus que 2,1 millions. Ainsi, l’Algérie a perdu entre 30 et 58% de sa population au cours des quarante-deux premières années (1830-1872) de la colonisation française (17).

La répression de 1871 marqua durablement l’Algérie, particulièrement sa partie septentrionale. Selon Slimane Chikh, « le pouvoir colonial va, à cette occasion, parachever la conquête du pays et imposer sa présence en accaparant de vastes surfaces de terres confisquées aux tribus dissidentes et en infligeant à ces dernières de lourdes amendes. Ces mesures, en plus des pertes matérielles et en vies humaines, vont achever de ruiner la paysannerie algérienne et de lui enlever toute possibilité de résistance armée ». Slimane Chikh ajoutait qu’« après l’écrasement de l’insurrection de 1871, le silence des morts va planer sur la campagne algérienne ; et à la 1ère phase de résistance armée va succéder jusqu’à la 1ère guerre mondiale, une phase de résistance larvée au cours de laquelle la paysannerie algérienne, sortie exsangue des dures épreuves de la conquête, va opérer un repli sur soi ».(18)

Si la répression fut d’une terrible violence marquant profondément la campagne du Nord de l’Algérie, elle ne parvint pas pour autant à mettre un terme à un esprit de résistance qui s’exprimait en Algérie selon des modalités différentes. Malgré ces évolutions, l’idée de résistance armée ne s’était pas totalement éteinte, notamment dans le Sud du pays. Dix ans après la révolte d’El Mokrani, le 22 avril 1881, les Ouled Sidi Cheikh se révoltèrent contre la colonisation, avec à leur tête, le cheikh Bouamama de la confrérie Chaykhiyya (19).

Dressant un bilan de la révolte de 1871, et de celles qui la précédèrent et suivirent, Ahmed Mahsas écrivait : « L’insurrection de 1871 fut ainsi le sommet d’un mouvement de résistance opiniâtre qui porta au plus haut niveau le courage et la ténacité de ce peuple engagé dans un combat avec des armes inégales. […] Toutes les insurrections administraient la preuve de la vitalité et de la volonté indomptable d’un peuple. Elles exprimaient les moments forts d’une résistance variée et continue et traduisaient le caractère de la permanence du patriotisme populaire. Car la résistance nationale algérienne a été avant tout la résistance d’un peuple, d’une volonté collective » (20).

Au sein de la population algérienne, la mémoire de la révolte d’El Mokrani fut léguée par la littérature orale qui constitua le patrimoine d’une culture de résistance transmise au fil des générations, notamment durant la période de « résistance larvée » à la colonisation allant de 1871 à 1914. Cette « résistance larvée » fut ainsi marquée par un « mouvement de retrait, dicté par les conditions défavorables des rapports de force avec la puissance coloniale ». Toutefois, « loin d’engager la paysannerie sur la pente de la démission », ce « mouvement de retrait » lui inspira « des formes voilées de résistance procédant d’un réflexe collectif d’auto-défense ». Ainsi, ajoutait Slimane Chikh, « les différents aspects de cette résistance feutrée se manifestent par la conservation de l’identité nationale (langue et religion) qui est en même temps un refus de l’identité du conquérant frappé d’altérité » (21). Dans le cadre de cette « résistance larvée », la transmission de la mémoire de la résistance armée à la colonisation depuis 1830 joua évidemment une fonction déterminante pour forger l’esprit de résistance de millions d’Algériennes et d’Algériens.

Cette culture de résistance séculaire se retrouva reformulée au sein du mouvement nationaliste révolutionnaire porté par l’Étoile Nord-Africaine (ENA) à partir de la seconde moitié des années 1920. Souvent issus des classes populaires rurales algériennes, les premiers militants nationalistes révolutionnaires immigrés en France portaient dans leurs mémoires familiales les récits des crimes de masses de la conquête et ceux de la résistance à la colonisation des masses rurales menées par l’Émir Abdelkader, Lalla Fatma N’Soumeur, Mohammed El Mokrani, le cheikh El Haddad ou le cheikh Bouamama.

Ainsi, dans l’immigration, les militants de l’Étoile Nord-Africaine participaient régulièrement à la commémoration de la répression de la Commune de Paris aux cotés des organisations du mouvement ouvrier français en même temps qu’ils célébraient la révolte d’El Mokrani et la résistance contre la colonisation. Par exemple, le 24 mai 1936, 10.000 Maghrébins participèrent à une manifestation commémorative devant le mur des Fédérés à Paris. L’organe de l’ENA, El-Ouma de mai-juin 1936, expliquait : « Avec le peuple de France, les Nord-africains sont venus évoquer la mémoire des communards, en même temps que celle des martyrs de la liberté en Afrique du Nord »(22), notamment la mémoire des moujahidin de 1871.

Cette commémoration de l’ENA s’inscrivait dans une longue chaîne de transmission d’une culture de résistance ayant enfanté la Révolution algérienne (1954-1962). Dans une allocution datant de 1985, Ahmed Ben Bella évoquait cette culture de résistance en ces termes : « Des tréfonds de nos âmes, ressurgissent intacts les souvenirs, les hauts faits insérés aussitôt dans la trame de la vie de tous les jours, au fond des dechras comme sur les chemins de crête lumineux. Égrenés comme un chapelet de perles, les noms de l’émir Abdelkader, Mokrani, Boumaza, Bouamama, Bouziane et tant et tant d’autres noms, Lalla Khadidja la Kabyle, l’émir Khaled… engrangés les moissons de nos certitudes à travers l’Étoile Nord Africaine, le Parti du Peuple Algérien, le MTLD, l’Organisation Spéciale, le CRUA et le FLN ; un langage s’est conservé, un message s’est transmis, une invariance s’est perpétuée » (23).

Ce « langage conservé », ce « message transmis » et cette « invariance perpétuée » font encore résonner la puissance libératrice de la révolte d’El Mokrani contre la permanence d’une domination coloniale qui se réinvente de manière continue. Cette révolte demeure ainsi une ode à la résistance et à la libération face à l’oppression coloniale. Finalement, partie intégrante d’une culture de résistance décoloniale, la révolte d’El Mokrani s’avère encore actuelle car l’oppression qu’elle combattait hier, reste un élément structurant de notre présent.


Notes de lecture :

1. Olivier Besancenot : « La Commune est une ode à l’émancipation, qui traverse le temps », Propos recueillis par Julien Salingue, Hebdo L’Anticapitaliste, n° 560, 18/03/2021.
2. Amar Amoura, Brève histoire d’Algérie, Alger, Ed. Raihana, 2002, page 219
3. Mohamed-Chérif Sahli, Décoloniser l’histoire, Alger, Ed. ANEP, 2007, pages 31-32
4. Amar Amoura, Brève histoire d’Algérie, op. cit., page 219
5. Cf. Claude Martin, La Commune d’Alger (1870-1871), Paris, Ed. Héraklès, 1936
6. Alexandre Lambert, qui mourra fusillé par les Versaillais en mai 1871 durant la Semaine sanglante, avait été un militant « démocrate-socialiste » durant le Deuxième République. Journaliste engagé, il fut déporté en Algérie après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte du 2 décembre 1851 pour ses opinions républicaines. En Algérie, il y animait un journal de gauche intitulé Le colon. Figure de la Commune d’Alger, Alexandre Lambert fut envoyé comme délégué de l’association républicaine d’Alger à Paris. Là, il devint délégué de l’Algérie auprès de la Commune, au sein d’un « Comité de sûreté générale et de l’intérieur, département de l’Algérie et des colonies, place Beauvau », puis « chef de bureau au ministère de l’intérieur (presse) ». Cette courte biographie devrait nous questionner sur les rapports d’une Commune, souvent idéalisée, à la question coloniale ? L’« ode à l’émancipation » s’arrêterait-elle aux frontières de la race blanche ? Loin d’être anecdotique, cette question nous semble fondamentale.
7. Jules Liorel, Races berbères : Kabylie du Djurdjura, Paris, E. Leroux, 1892, page 249
8. Amar Amoura, Brève histoire d’Algérie, op. cit., page 220
9. Nous connaissons parfaitement la charge symbolique que porte ce terme dont certains voudraient, par intérêt et par idéologie, en réduire la complexité. Nous rappellerons simplement ici ce qu’écrivait Ahmed Mahsas dans sa thèse de doctorat sur le mouvement révolutionnaire en Algérie à son propos : « Lorsqu’elle [la nation algérienne] fait appel, pour mobiliser ses forces et susciter les sacrifices nécessaires au combat, à la notion de Djihad, ceux qui n’hésitent pas devant le massacre crient au scandale ». Ahmed Mahsas ajoutait que « dans le contexte algérien de l’époque, l’appel du Djihad n’était rien d’autres qu’un signe de ralliement, de mobilisation et de lutte face à un danger réel qui menaçait l’existence de la communauté ». Cf. Ahmed Mahsas, Le mouvement révolutionnaire en Algérie, De la 1re guerre mondiale à 1954, Alger, Ed. el Maarifa, 2007, page 28
10. Louis Rinn, Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie, Paris, A. Jourdan, 1891, page 187
11. Jules Liorel, Races berbères : Kabylie du Djurdjura, Paris, E. Leroux, 1892, pages 249-250
12. Ahmed Mahsas, Le mouvement révolutionnaire en Algérie, De la 1re guerre mondiale à 1954, op. cit., page 30
13. Mohamed-Chérif Sahli, Décoloniser l’histoire, op. cit., page 28
14. Ibid., page 37
15. Cf. Ahmed Ben Bella, « L’islam et la Révolution algérienne », Genève, 10 et 11 mars 1985
16. Amar Amoura, Brève histoire d’Algérie, op. cit., page 222
17. Cf. Youssef Girard, « Le passé génocidaire de la France en Algérie », ism-france.org, 26/12/2011
18. Slimane Chikh, L’Algérie en armes ou le temps des certitudes, Alger, Casbah Éditions, 1998, page 26
19. Amar Amoura, Brève histoire d’Algérie, op. cit., pages 222-223
20. Ahmed Mahsas, Le mouvement révolutionnaire en Algérie, De la 1re guerre mondiale à 1954, op. cit., pages 30-31
21. Slimane Chikh, L’Algérie en armes ou le temps des certitudes, op. cit., page 26
22. Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme algérien Tome I, 1919-1939, Paris, Ed. Paris-Méditerranée, 2003, page 438
23. Ahmed Ben Bella, « L’islam et la Révolution algérienne », art. cit.



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