Algérie

1830 - 1962 : La République des criminels et sa justice d'exception: La terreur consubstantielle à l'ordre colonial (2ème partie)


Publié le 07.07.2024 dans le Quotidien d’Oran
par Mazouzi Mohamed*

Le réveil d'un monstre qui s'était légèrement assoupi allait s'en prendre à tous les Algériens. Une terreur diffuse, sournoise et inquantifiable. «Une guerre totale, sans distinction entre civils et militaires » (12), dira l'Historienne française Raphaëlle Branche.

On y verra la résurgence d'un modus operandi séculaire qui « s'inscrivait dans la continuité d'une logique typiquement coloniale: celle de la responsabilité collective des « indigènes », au nom de laquelle la répression frappait bien au-delà du cercle des individus engagés dans la résistance à la colonisation et la lutte contre la tutelle française. » (13) Le Décret (14) relatif à la création des « Pouvoirs spéciaux » permettra à cette « Justice d'Exception » de monopoliser quasiment tous les pouvoirs qui se traduiront par l'exécution dans une continuité diabolique d'une série de procédures (arrêter les suspects, les traduire directement sans instruction, enquêter, interroger, juger, condamner par les tribunaux permanents des forces Armées crées à cet effet).

Les attributions de cette Justice militaire déjà absolues seront renforcées par un autre Décret (15) et une nouvelle Loi (16) qui confirmeront la restriction des possibilités de recours contre les décisions des juridictions d'instruction militaire. Quant aux pourvois en cassation contre les jugements au fond, ils seraient portés devant un tribunal militaire de cassation. « La Justice, évoluant dans un environnement exceptionnel, n'y a pas fonctionné comme en métropole. S'inscrivant dans ce long passé colonial, le système de répression instauré après le 1er novembre 1954 en est l'héritier » (17). Ce n'est pas à travers ces textes juridiques, aussi exhaustifs et inquiétants qu'ils soient, que l'on puisse réellement prendre conscience de la tragédie qui allait se déployer. Ces Lois ne donnent pas la recette de l'horreur qui s'abattra sur les Algériens par la suite. Une fois les « Pouvoirs spéciaux » opérationnels, le Pouvoir militaire mettra en place avec une dextérité inouïe un maillage d'Unités diverses aux activités connexes qui avaient pour objectif principal la neutralisation de la Révolution par la systématisation de la terreur. Parmi ces Unités, on pourra citer à la tête de cet édifice le Centre de Coordination Interarmées (CCI) et tout autour une nuée de structures dévouées. Parmi les plus féroces et les plus impitoyables, on citera les Dispositifs Opérationnels de Protection, les fameux DOP « Ces organismes sont à tel point tenus secrets et ont changé de nom si souvent qu'il est parfois difficile de s'y retrouver. Une chose au moins est claire : pour les musulmans, le sigle D.O.P est synonyme de torture».(18) Véritables instruments de la guerre contre-révolutionnaire, ils évolueront jusqu'à la fin de la guerre dans la semi-clandestinité , certains de leurs membres rejoindront les rangs de l'O.A.S.

Il y aura bien évidemment d'autres services tels les Dispositifs de Protection urbaine (DPU), les Centres de renseignements et d'action (CRA) et autres unités «d'action psychologique » opérant en milieu urbain et rural, des unités opérationnelles de recherche (U.O.R.). On verra surgir au sein de cette armée de l'ombre des Officiers formés pour la sale besogne à laquelle ils seront destinés. Dans son livre sur La torture et l'armée pendant la guerre d'Algérie (1954-1962) (19) , l'historienne française Raphaëlle Branche décrira l'officier de renseignements (L'O.R) comme «l'homme clé de la guerre », spécialiste des pratiques d'interrogatoires musclées , endoctriné à agir selon le fameux principe de «l'urgence de renseignement qui prime toute autre considération » dans une « guerre contre-révolutionnaire » qui produit sa « propre légitimité et sa légalité implicite ». Elle ajoutera «C'est moins la loi qui guide la guerre que la guerre qui dicte sa loi ». Bien évidemment, ce dispositif sera intimement connecté à des lieux de détention et d'internements dont beaucoup hanteront à tout jamais la mémoire des victimes et plus tard des tortionnaires eux-mêmes : Centre de triage et de transit, Centre d'Hébergement, Camp militaire d'internement. C'est au milieu de cette toile d'araignée, de ces lieux secrets connus seulement par les DOP (caves, villas, fermes, Centres…) que se jouera le sort de milliers d'Algériens.

Beaucoup vont affreusement disparaître. Dans des conditions indescriptibles, sous l'effet de la torture, jetés quelque part, exécutés lâchement lors de leurs fameuses corvées de bois et consignés sous l'intitulé « Fuyard abattu », balancés du haut d'un hélicoptère. « Sévices, disparitions et exécutions sommaires étaient l'une des façons de faire la guerre aux Algériens, par la terreur qu'ils impliquaient. » (20), écrira l'historienne Sylvie Thénault. C'est aussi au sein de cet enchevêtrement de lieux lugubres et secrets qu'atterriront des centaines de femmes algériennes, d'extraordinaires héroïnes qui subiront les traitements les plus barbares. Une indélébile flétrissure dans l'histoire de ce « colonialisme civilisateur et positif. ». La terrible question du viol des femmes, demeurera pour toujours un sujet fort complexe, un insondable tabou qui rend impossible toute enquête exhaustive et exacte. On saura seulement que ces odieuses pratiques commenceront dès le début de la colonisation, elles redoubleront de férocité durant la guerre de libération. Le pouvoir colonial utilisera intentionnellement le viol comme une arme, un procédé de déshumanisation, d'avilissement, une manière d'humilier et briser l'honneur et la fierté d'une population musulmane irréductible. « Gisèle Halimi, l'une des premières à avoir dénoncé pendant la guerre d'Algérie l'ampleur du phénomène des viols, estime, elle aussi, que neuf femmes sur dix étaient violées lorsqu'elles étaient soumises à un interrogatoire », odieuses pratiques indignes d'une République qui avait perdu depuis très longtemps son honneur. « Les viols ne s'arrêtaient presque jamais aux objets (bâtons, bouteilles) .Quant le processus était enclenché, il n'y avait pas de limites » (21)

On nourrira une entité Monstrueuse et quasi secrète qui n'avait de compte à rendre à personne et dont nul ne pouvait contrôler ou contester les décisions. Des officines supervisées d'une main de fer par les anciens de l'Indochine, des militaires haineux, aigris et revanchards.

«Outil de renseignement et d'humiliation» consubstantiel à l'ordre colonial, la torture a été élevée pour les besoins de la guerre en arme stratégique. Elle est devenue «un acte élémentaire de la guerre» et par conséquent «un des visages de la guerre d'Algérie » (22)

La Guillotine sera elle aussi l'un des aspects les plus terribles de cette folie coloniale sanguinaire. Un Gouvernement aux abois qui s'est mis à trancher les têtes de manière industrielle, hâtivement.

Une guillotine besogneuse et sourde à toutes ces injustices , parfois refusant même de faire son travail comme ce fut le cas avec le Chahid Ahmed Zabana, expéditive à l'image de cette justice d'exception qui refusera de reconnaitre depuis toujours en chaque insurgé qu'elle jugera un détenu politique ou un prisonnier de guerre. Une Guillotine derrière laquelle se cachait l'homme le plus ambivalent, comme la France a toujours su en produire : François Mitterrand, Ministre de la Justice, qui refusera d'accorder la clémence à 32 des 45 condamnés à mort entre février 1956 et mai 1957.

Ce même personnage qui allait vingt-quatre ans plus tard abolir la peine de mort et qui se taira à tout jamais sur cette période sombre de son passé, lui l'homme de gauche. (23)

« Les 40 exécutions capitales de l'année 1957 à Alger ont, en effet, été rendues possibles - après des condamnations prononcées par des tribunaux militaires dont les audiences ne duraient souvent qu'une vingtaine de minutes » (24) L'Algérie versera un lourd tribut face à cet ennemi implacable. 222 algériens seront guillotinés entre 1956 et 1959. Le Gouvernement français se résignera à utiliser le Peloton d'exécution, procédé moins infamant, qu'à partir de Juillet 1959. On y exécutera 100 condamnés à mort. Il y a d'autres lieux où la tragédie qui s'y déroulait, comme toujours à l'abri des regards, était plus violente que celle qui s'y passait ailleurs. Il s'agit de ces horribles Camps de regroupements, comparés à des camps de concentration, lieux horribles où on laissera s'installer un « Génocide » qui ne dit pas son nom. « Des espaces de vie sous étroit contrôle militaire où, en l''absence de toute infrastructure économique et sanitaire, les Algériens étaient voués à une misère extrême. La surmortalité infantile en fut l'indicateur le plus marquant ». (25)

Il y aura plus de 2000 Camps de regroupement pour enfermer définitivement 2,5 à 3,5 millions d'Algériens (soit entre un tiers et la moitié de la population rurale). Des centaines de milliers d'Algériens y périront dans ces Camps de l'enfer que la France essayera de présenter comme des villages modèles construits pour réaliser le développement économique et social de la paysannerie algérienne.

« Rien, dans la guerre d'Algérie, n'est aussi important que le problème des regroupements. Rien aussi n'a été plus tardivement et plus mal connu de l'opinion française » (26)

Agissant de manière assez étrange, la France restera terriblement indifférente aux incommensurables souffrances qu'elle causait indistinctement. Convaincue que ce « Mal » nécessaire contribuait à garantir la pérennité et la gloire de l'empire. Il était hors de question qu'elle fasse la moindre concession. L'Historienne Raphaëlle Branche décrira la Torture exercée par la France comme une méthode qui consistait « moins à faire parler (obtenir des renseignements) Qu'à faire entendre ». Assujettir et terroriser l'ensemble de la population en lui rappelant le Pouvoir de la France. Tel sera le seul but et le seul mobile. Elle imprimait dans le corps supplicié la puissance du pouvoir qui contrôle le temps, l'espace et la douleur. L'individu réduit à un corps souffrant n'avait plus d'autre identité que cette « forme permanente de son tourment » (27)

A suivre

*Universitaire

Notes

(12) Raphaëlle Branche, « La Torture et l'armée pendant la guerre d'Algérie : 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001, p.16

(13) Sylvie Thénault, « L'état d'urgence : une loi coloniale, un outil de la répression politique. », Hugo Touzet; Marie Grillon. État d'urgence démocratique, Éditions du Croquant, p. 29-34, 2016. hal-02356513

(14) Décret n° 56-268 (Journal Officiel N°67 du 19 Mars 1956) relatif à l'organisation, à la compétence et au fonctionnement de la justice militaire en Algérie en vue du rétablissement de l'ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire.

(15) Décret n° 56-269 (Journal Officiel N°67 du 19 Mars 1956) concernant la possibilité en Algérie de traduire directement devant les tribunaux permanents des forces armées les individus pris en flagrant délit de participation à une action contre les personnes ou les biens.

(16) Loi n° 55-1080 du 7 août 1955 relative à la prolongation de l'état d'urgence en Algérie, (Journal officiel N°192 du 14 août 1955.)

(17) Sylvie Thénault, « Une drôle de Justice : Les Magistrats dans la guerre d'Algérie », Ed. La Découverte, Paris, 2004, p.22

(18) Pierre Vidal-Naquet, « La Torture dans la République », Ed.de Minuit, Paris, 1972, p.96

(19) Raphaëlle Branche, Op.Cit.,pp. 31-69-145

(20) Sylvie Thénault, « Violences ordinaires dans l'Algérie coloniale : Camps, internements, Assignations à résidence », Odile Jacob, Paris, 2012, p.296

(21) Florence Beaugé, « Algérie, Une Guerre sans gloire, Histoire d'une enquête », Chihab Editions, Alger, 2006, p.162

(22) Raphaëlle Branche, Op.Cit., pp.46/74

(23) Benjamin Stora et François Malye, «François Mitterrand et la guerre d'Algérie», Calmann-Lévy, 2010

(24) Gilles Manceron, « Les guillotinés de Barberousse en 1957 »

https://1000autres.org/les-guillotines-de-barberousse-

(25) Sylvie Thénault, Op.Cit., p.301

(26) Pierre Vidal-Naquet, La raison d'État. Textes réunis par le comité Maurice Audin. Ed.Minuit, Paris, 1962, p.204

(27) Raphaëlle Branche, Op.Cit., P.548


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