Algérie

1830 - 1962 : La République des criminels et sa justice d'exception: L'état d'urgence ou l'urgence de l'Etat (1ère partie)



Publié le 06.07.2024 dans le Quotidien d’Oran
par Mazouzi Mohamed*

Après avoir exercé contre l'insurrection algérienne de 1871 les représailles les plus inhumaines, dans la continuité d'une politique génocidaire à l'égard d'une population musulmane irréductible, la France pensait en avoir fini avec tous les indigènes récalcitrants, imprévisibles, fanatiques et patriotes. Depuis 1830, le Pouvoir colonial aura tout essayé : L'Extermination, les dépossessions, l'internement arbitraire, les déportations, l'acculturation, l'assimilation. Le peuple algérien fut même menacé d'extinction. (1) Avec son âme fracturée, déchiquetée, concassée par une France qui espérait la liquéfier dans son projet civilisationnel mystificateur, le Peuple algérien attendait patient et résolu le moment venu. C'est ce qu'il fera pendant très longtemps : attendre le moment venu. « Nous appartenons a une race qui sait attendre, répétaient-ils, et de se redire entre eux ce que les Hachem avaient dit a Bugeaud en 1841 : Ce continent est le pays des Arabes, vous n'y êtes que des hôtes passagers. Y resteriez-vous trois cents ans comme les Turcs, il faudra que vous en sortiez! » (2)

De 1830 à 1962, l'Algérien aura affaire à une « Justice d'exception » qui sera incroyablement vile et impitoyable. Le Peuple algérien sera dépouillé de ses biens, de sa dignité et de sa liberté. Cette même Justice se chargera d'exercer de féroces représailles lors de chaque insurrection, révolte ou à la moindre désapprobation vigoureuse de la part des insurgés algériens.

Depuis 1830 , non satisfait d'avoir littéralement laminé toutes les tribus indigènes au moyens de ses «exceptionnelles» Lois foncières, son terrible «Séquestre» avec son cortège de dispositions infamantes ( Punitions collectives, expropriations , amendes, contributions de guerre, internement , déportations , assignations à résidence) , le Pouvoir colonial innovera comme de coutume en soumettant le Peuple algérien à un Code Pénal bis plus connu sous le Code de Indigénat ou Code de la matraque , adopté le 28 juin 1881, il ne sera abrogé qu'en 1946. Censé être provisoire, ce régime d'exception aura quand même duré une éternité. «Avec l'indigénat, la violence coloniale se trouvait inscrite dans le droit. Légitimée, elle était banalisée.» (3)

Face à des situations exceptionnelles qui ébranlent son pouvoir, la France s'est toujours arrogé un Droit d'inventer une Justice d'exception. Elle emploiera des méthodes inusitées, fortement réprouvées et ignominieuses.

A peine une année après le déclenchement de la Révolution algérienne, une France affolée, au pouvoir comme toujours chancelant et prêt à tous les compromis, mettra en place des stratagèmes juridiques inédits dont personne ne pouvait imaginer les conséquences et qui finiront par menacer le Gouvernement français lui-même. Cette Justice bizarre ouvrira la voie aux pratiques criminelles les plus abjectes qui se dérouleront dans l'opacité et l'impunité les plus totales. François Mitterrand, ministre de l'Intérieur, proclamera le 1er décembre 1954: « L'Algérie, c'est la France et la France ne reconnaîtra pas chez elle d'autre autorité que la sienne. ». Une idéologie coloniale immuable et fidèle à elle-même depuis les débuts de la colonisation. En 1873 face au mouvement insurrectionnel le plus violent que la France aura à affronter depuis les batailles de l'Emir Abdelkader, le Garde des Sceaux de l'époque, en s'adressant au ministre de la Guerre le 25 mars 1873, dira « La répression doit intervenir afin d'apprendre aux indigènes que la Justice de la France sait saisir et frapper les vrais coupables, sur tous les points du territoire ». (4) En 1954 , pour une France qui considérait qu'il ne pouvait y avoir de guerre sur son propre territoire, un état de siège aurait été un signe de désaveu qu'elle voulait éviter à tout prix car cela supposait de transférer la totalité des pouvoirs à l'armée tout en conférant aux révolutionnaires algériens une certaine crédibilité sur le plan militaire, «alors qu'il importait de les présenter comme des délinquants et des criminels passibles des tribunaux, pour leur enlever toute légitimité ». (5) En déclarant, une dizaine de jours après le déclenchement de la Révolution algérienne, que « Les hommes qui commettent ces attentats contre les personnes et les biens ne sauraient en aucun cas être considérés comme ayant un caractère militaire », le Ministre de l'Intérieur François Mitterrand, faisait parvenir un message très clair : la justification de tous les traitements les plus inhumains que la France fera désormais subir aux Moudjahidines et à toutes les personnes sympathisantes de la cause algérienne.

Les résistants algériens, n'ayant pas le statut de prisonniers de guerre qui leur accordait le droit de bénéficier des Protections des conventions de Genève, seront traités comme de vulgaires criminels de la manière la plus féroce. C'est ce que les « Pouvoirs Spéciaux » entameront dès 1956.

La condamnation à mort par la guillotine à la place d'un peloton d'exécution sera l'un des exemples les plus symboliques de l'affront que cette Justice d'exception pensera faire subir aux Moudjahidines. «Fusiller, c'est presque comme si vous étiez au combat. Quand on est fusillé on est debout, c'est une grande différence. La guillotine, c'est le mépris, la hogra, portés au premier degré », dira le Moudjahid Abdelkader Guerroudj. Le Gouvernement français optera en 1955, pour la création d'un régime d'exception, d'un état d'urgence. Un dispositif qui « dote les autorités de larges pouvoirs tout en leur évitant de recourir à l'état de siège, seule alternative existant au droit commun du temps de paix » (6) En 1954 , le mouvement révolutionnaire algérien avait atteint une maturité politique et idéologique qui lui permettaient enfin d'affronter un pouvoir colonial qui se pensait inébranlable , un mouvement révolutionnaire lucide , aguerri , organisé et fortement conscient de tous les sacrifices auxquels il devait consentir , un mouvement révolutionnaire qui prouvera à la France pendant ses fêtes de la Toussaint que l'indigénat touchait à sa fin. Face à cette insurrection de grande ampleur. Le Gouvernement français se sentant démuni et en «insuffisance des moyens de droit «, en décidant de voter l'«Etat d'urgence», devait forcement par la suite se résoudre à adopter une série de Lois qui allaient installer en Algérie une longue période d'instabilité politique, de terreur et de chaos. La France mettra en place ce en quoi elle excelle le mieux : une «Justice d'exception» et des «Pouvoirs spéciaux» qu'elle confiera à l'Armée, décision qu'elle regrettera amèrement. Cette singulière armée, consciente du désarroi du Gouvernement et prédisposée davantage à servir les intérêts des colons, usera désormais de ces «Pouvoirs spéciaux» selon des méthodes si violentes et indubitablement criminelles que celles-ci allaient ternir définitivement l'honneur de la république. Ce Monstre Juridique et militaire mettra en péril le Gouvernement français lui-même. «Un pays de tradition libérale peut-il voir en quelques années ses institutions, son armée, sa justice, sa presse, corrodées par la pratique de la torture, par le silence et le mensonge observés autour de questions vitales qui mettent en cause la conception même que l'Occident affirme se faire de l'homme ?» (7)

On aura beau prêté attention à tous les débats philosophico-juridiques et anthropologiques qui s'évertuent à expliquer doctement les circonstances qui ont induit ces régimes d'exception et l'enfermement de l'indigène dans une catégorie de sujet subalterne, rien ne pourra jamais justifier l'inexplicable injustice que subira l'indigène, une injustice consubstantielle à l'idéologie coloniale elle-même. Sa légendaire Justice d'exception sera plutôt la seule norme qui prévaudra. «L'organisation d'une justice répressive spéciale aux musulmans est l'une des manifestations les plus éclairantes du fait colonial, de l'ordre colonial» (8) Ce régime de l'Etat d'urgence voté (9) en 1955, pour pallier le manque de possibilités fournies par l'arsenal législatif, autorisera toute une série de mesures d'exception permettant de lutter contre l'action du FLN. « L'état d'urgence, avec son cortège de mesures permettant de contrôler l'espace, les idées, les individus, est alors créé pour répondre à la spécificité de cette situation» (10), dira l'historienne française Sylvie Thénault. Une année plus tard, une autre Loi (11), formulée plus habilement, accordera au Gouvernement « Les pouvoirs les plus étendus pour prendre toute mesure exceptionnelle commandée par les circonstances en vue du rétablissement de l'ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire ». Jusque là, en dépit de la panoplie de dispositions liberticides, tout peut paraître relativement normal pour un régime d'état d'urgence. Durant cette période les Autorités civiles détenaient encore les pouvoirs qui leur étaient dévolus.

Les choses prendront une autre tournure lorsque le Gouvernement votera les « Pouvoirs Spéciaux ». Ceux-ci verront leurs larges attributions confirmées par une série de textes annonciateurs d'une nouvelle ère où la Justice et le Droit cesseront d'exister pour laisser place à la terreur systématique.

A suivre

*Universitaire

Notes :

(1)_ Le mot terrifiant de « Disparition », on l'entendra souvent prononcer par les autorités coloniales militaires et civiles, par des parlementaires et des Historiens, à propos d'un Peuple algérien qui connut les pires calamités que l'on puisse subir : génocide colonial (Spoliations, extermination) et les catastrophes naturelles (famines, épidémies, sécheresse, sauterelles). Auguste Warnier, Préfet et député d'Alger (1870/1871) , auteur de la célèbre et funeste Loi qui porte son nom, dira : « La population arabe est condamnée à disparaître dans un court espace de temps ». à lire Mahfoud Kaddache, « L'Algérie des Algériens, de la Préhistoire à 1954 » EDIF, 2000, p.655.

- Les avis des Historiens (André Nouchi, Djillali Sari, Gilbert Meynier, C.R.Ageron…), sont partagés sur ce sujet, néanmoins la tragédie demeure indescriptible. L'Historien André Nouschi écrira : « En 1880, les Algériens ont perdu plusieurs millions d'hectares à cause de la guerre et des crises démographiques, la population a diminué d'un quart à un cinquième par rapport à son niveau de 1830. Leur niveau de vie se détériore de jour en jour ». à lire André Nouschi, « La dépossession foncière et la paupérisation de la paysannerie algérienne » « Histoire de l'Algérie à la période coloniale », Sous la direction de Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault Ed. La Découverte, Paris, 2014 pp.282-286, - Le démographe algérien Djilali Sari estimera à 820 000 le nombre de morts liés à la Famine, sur une population qu'il estime à 4,2 million en 1866. A lire Djilali Sari, Le Désastre démographique de 1866-1867, Alger, SNED, 1982.

(2)_ Charles-Robert Ageron «Histoire de l'Algérie contemporaine - De l'insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération (1954)», P.U.F, Paris, 1979, p.32

(3)_ Sylvie Thénault, «Violence ordinaire dans l'Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence.», Odile Jacob, Paris, 2012, p.10

(4)_ A.N, BB24 791, dossier 3441/73. Le Garde des Sceaux au ministre de la Guerre, 25 mars 1873.

(5)_ Sylvie Thénault, L'état d'urgence (1955-2005).De l'Algérie coloniale à la France contemporaine : destin d'une loi », Le Mouvement Social 2007/1 (N° 218), pages 63 à 78 , Éd. La Découverte

(6)_ Ibid.

(7)_ Pierre Vidal-Naquet, «La Torture dans la République», Ed.de Minuit, Paris, 1972, p.11

(8)_Claude Collot, «Les Institutions de l'Algérie pendant la période coloniale», Ed. du CNRS, 1987

(9)_ Loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence –(J.O. N°85 du 07 Avril 1955)

donnait lieu au contrôle et l'interdiction de réunions, de spectacles, de la presse, de la circulation, elle autorisait également l'instauration d'un couvre-feu, les perquisitions de nuit et l'assignation à résidence de tout suspect susceptible de porter atteinte à l'ordre et à la sécurité.

(10)_ Sylvie Thénault, « L'état d'urgence : une loi coloniale, un outil de la répression politique. », Hugo Touzet; Marie Grillon. État d'urgence démocratique, Éditions du Croquant, p. 29-34, 2016. hal-02356513

(11)_ Loi N° 56-258 du 16 mars 1956 (J.O. N°65 du 17 Mars 1956), autorisant le Gouvernement à prendre toutes mesures exceptionnelles en vue du rétablissement de l'ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire.




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