Algérie

17 octobre 1961 : pour que nul n’oublie



• A la mémoire de Fatima Bedar noyée dans la Seine à l’âge de 15 ans • A la mémoire des martyrs du 17 octobre 1961 • A la mémoire de Marcel Manville décédé devant le juge d’instruction pendant qu’il défendait les victimes et ayants droit du 17 octobre.
Il a fallu du temps et beaucoup de persévérance pour que les événements marquants de notre histoire contemporaine, notamment celle du colonialisme français dans notre pays, finissent enfin à s’échapper à l’amnésie et à la culture de l’oubli entretenus savamment par ceux que le devoir de mémoire dérange. C’est une tâche ardue et difficile à laquelle se sont livrés depuis longtemps des associations et des hommes, aussi bien en Algérie qu’en France. C’est le cas de la Fondation du 8 Mai 1945. Le combat n’a pas été facile. Les négociations et les falsifications de l’histoire ont opposé une résistance acharnée et des moyens, notamment politiques, inimaginables. La promulgation de la loi du 23 février 2005 en offre la meilleure preuve. Dès sa création en 1990 à Kherrata, la Fondation du 8 Mai 1945 a inscrit comme thème de travail « Les guerres de colonisation : crimes de guerre ou crimes contre l’humanité ? » Il s’agit pour elle et ses animateurs de recenser, d’étudier et de qualifier la nature des crimes colonialistes de 1830 à 1962. Les massacres du 17 octobre 1961 à Paris en font partie. L’image que l’histoire et la mémoire collective retiennent, d’ores et déjà, de cette journée, voulue pacifique par ses organisateurs (la fédération de France du FLN), et celle d’une « boulimie » de sang, de violence, de massacres et de racisme. Aussi, la Fondation du 8 Mai 1945, visait-elle, en premier lieu, la constitution d’un dossier solide pour se porter partie civile dans un procès à intenter devant une juridiction française contre Maurice Papon et autres pour crime contre l’humanité pour ces tueries racistes du 17 octobre 1961. Parallèlement à cette action, une autre affaire Papon faisait grand bruit en France. Il s’agit du procès engagé contre ce sinistre individu pour complicité de crime contre l’humanité pour son rôle dans l’interpellation et le transfert de plus de 1650 juifs dont des enfants, au centre de Drancy (en région parisienne), pour être conduits ensuite dans des camps de concentration. Dans cette assignation dont la procédure a duré plus de vingt ans, Papon a été condamné à 10 ans de prison et écroué après sa lâche tentative d’évasion. La plus belle illustration des causes de cette lenteur a été donnée, en automne 1994, dans une émission télévisée avec El Kabach, par François Mitterrand, le plus haut magistrat français de l’époque, qui n’a pas caché, qu’à l’instar de ses prédécesseurs, il avait personnellement donné des instructions au parquet pour freiner les procédures judiciaires engagées pour crime contre l’humanité lorsque les coupables sont français (cas Bousquet, Touvier...). Tout le monde reconnaît que les juifs ont été persécutés car ils sont juifs. Justice leur a été rendue dans ce cas précis, puisque Papon a été condamné ; tant mieux. Les Algériens, en octobre 1961, ont subi le même sort. Ils ont été tués, torturés, brutalisés, humiliés... Pourquoi ? Tout bonnement pour avoir voulu contrecarrer une mesure discriminatoire et raciste décidée par Papon avec l’aval des plus hauts responsables (Roger Frey, ministre de l’Intérieur, Michel Debré, Premier ministre...) De Gaulle lui-même n’ignorait nullement ce qui se passait. Cette mesure consistuait à interdire aux seuls Algériens de sortir la nuit. Le résultat : 1- plus de 300 morts, 23000 blessés, 10 000 arrestations dont 3000 maintenues. La Seine regorgeait de corps d’Algériens. 2- Sans aucune preuve de culpabilité, hormis le fait d’être Algériens et sans aucune décision légale de justice, ces mêmes algériens sont parqués à Boubertin, Vel d’Hiv, Vincennes... 3- La chasse aux faciès, au teint basané (la différence avec « nos ancêtres les Gaulois, cheveux blonds et têtes de bois » n’est pas difficile à faire). Inutile donc l’équivalent de l’étoile jaune. Jean-Paul Sartre écrivait à ce sujet : « Pogrom : le mot, jusqu’ici, ne se traduisait pas en français. Par la grâce du préfet Papon, sous la Ve République, cette lacune est comblée. Née à Alger, la ratonnade s’installe à Paris. Les juifs parqués au Vel d’Hiv sous l’occupation étaient traités avec moins de sauvagerie par la police allemande que ne le furent, au Palais des Sports, par la police gaulliste, les travailleurs algériens (...) Il n’y a jamais eu de terrorisme aveugle du FLN. Eut-il été décidé, les cadavres de policiers joncheraient les rues. » C’est pour le qualifié de musulman que ce sort infâme et inhumain leur a été réservé. Le sang n’a jamais autant coulé pour ce genre de marche populaire depuis la commune de Paris. André Frossart disait qu’un crime contre l’humanité, c’est quand on tue quelqu’un car il n’est pas comme soi. Le pouvoir français ne respectait même pas sa propre Constitution lorsqu’il s’agit des Algériens, pardon des Français musulmans. En son article 2 ; cette loi fondamentale énonce que la France « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Si pour les juifs, Papon a tout essayé pour minimiser son rôle, par contre, pour les Algériens ces Français musulmans malgré eux, il le revendique avec cynisme. Rendre justice aux martyrs et aux victimes du 17 octobre et éterniser leur mémoire est un devoir sacré pour tout homme qui se respecte. Le 14 décembre 1995, Eric Conon de l’hebdomadaire L’Express termine ainsi son article sur « le dernier procès de Vichy » : « Le procès Papon et sa courte histoire ne manquent donc pas d’aspects curieux et choquants. On peut en rajouter un sur lequel personne ne s’attarde mais qui paraît très révélateur des rapports compliqués qu’entretiennent le temps, la mémoire et la justice : le fait que Maurice Papon ne soit pas l’objet de poursuites identiques pour le rôle -– cette fois-ci essentiel – qu’il a joué en tant que préfet de police de Paris dans le massacre des Algériens, le 17 octobre 1961 ». C’est d’abord et avant tout un être abject qui a toujours manifesté ostensiblement son racisme, sa haine de l’Arabe, du musulman, du juif. Il a été un serviteur zélé du nazisme et du colonialisme le plus barbare et le plus inhumain. Dès le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, pour l’organisation TODT, chargée de la construction du mur de l’Atlantique pour prévenir et s’opposer à un éventuel débarquement des alliés, il propose aux forces allemandes une main-d’œuvre gratuite ; les prisonniers de guerre nord-africains. Il s’est distingué, comme nous l’avons dit, par sa participation à rassembler et à transférer dans les camps de concentration de la mort plus de 1650 juifs dont de nombreux enfants. En 1949, il arrive à Constantine comme préfet, sous Nuegelen, comme surtout pour ses élections truquées au vu et au su de tous. En 1951, il devient secrétaire général de la préfecture de Paris. Il y était encore quand un 14 juillet 1953, la police ouvrit le feu sur les manifestants algériens à Paris faisant 7 morts et 44 blessés graves. En mai 1956, il est de nouveau préfet de Constantine (tout l’Est algérien). Dès son arrivée, la torture va être généralisée surtout après les pouvoirs spéciaux accordés au socialiste Guy Mollet. Papon entreprend tout pour impliquer les musulmans contre les moudjahidine. « L’heure n’est plus où il faut distinguer les civils des militaires. Je demande à tous les civils de se conduire en soldats. » La répression n’a plus de limites :
 En 1956, 10 282 soit-disant rebelles ont été tués et durant les 8 premiers mois de 1957, 8032.
 117 000 personnes seront regroupées uniquement pour l’Est constantinois, dans des centres de regroupement. Des zones entières dites « zones interdites » ont été bombardées. La carrière se poursuit par sa nomination, en mars 1958, comme préfet de police de Paris, où la Fédération de France du FLN était bien implantée. La quasi-totalité des compatriotes s’était directement engagée dans le combat libérateur. Un événement important s’est produit en 1958, plus précisément le 13 mai, à Alger. Sous la houlette de Massu et autres, on pavoise, on « fraternise » sur le forum, on prépare le retour du général de Gaulle. Pour démontrer aux Parisiens et autres Français le succès de la « fraternisation », un défilé est organisé le 14 juillet 1958 sur les Champs Elysées. La Fédération de France a ordonné des actions armées avec instruction ferme de les diriger uniquement contre les engagés algériens et d’éviter à tout prix les appelés et les civils. Le quartier de Barbès (La Casbah parisienne) où souvent ces engagés aimaient se rendre (repos de guerrier oblige), plusieurs d’entre eux ont été tués. La colère de Papon était à la mesure de l’envergure des expéditions punitives menées. Le 25 août 1958, un autre événement unique dans l’histoire des luttes de libération contre le colonialisme se produisit en France : le FLN a décidé de porter la guerre au cœur même du pays colonisateur. Des objectifs précis contre des installations militaires, de police ou économiques névralgiques et sensibles ont été ciblés. Aucun civil, ni fonctionnaire ou policier non directement impliqués dans le cycle infernal de la répression n’ont été visés. Le 28 août 1958, ce même Papon multiplie les rafles des Algériens dans toute la région parisienne. Plus de 5000 d’entre eux sont entassés dans les centres (Beaujon, Japy, Vincennes...) Plusieurs exécutions s’en suivirent. Le 1er septembre 1958, il décrète le couvre-feu mais sans résultat face à la détermination des Algériens. Mais il créé le Centre d’identification de Vincennes (CIV). Sur simple décision, sans la moindre preuve de culpabilité, les « suspects » sont assignés à résidence dans des camps d’internement pendant de longues années (la plupart jusqu’à l’indépendance). La même décision frappe systématiquement les prisonniers au terme de leurs condamnations. Fort de son expérience à Constantine, il élabore un plan de subversion par la mise en place d’une police parallèle sans que la justice soit informée. Il crée également en mars 1961 une force de police auxiliaire composée essentiellement de harkis venus d’Algérie. L’objectif est clair : obtenir à tout prix des renseignements. La torture est généralisée. Instruits avec l’opération « crevettes » pratiquée en Algérie (elle consiste à couler dans du ciment les pieds des prisonniers ou des suspects et à les jeter à la mer), les sbires de Papon innovent dans les méthodes de tueries : la noyade. Bien avant le 17 octobre 1961, plusieurs corps d’Algériens ont été rejetés par la Seine. Mais, c’est le 17 octobre 1961 surtout que les Algériens, sortis en paisibles promeneurs décidés à dénoncer une décision inique et raciste, ont été assassinés par centaines (noyés dans la Seine, tués avec des armés à feu, coups de crosse, pendus...). Alors que la Fédération de France annonçait 600 morts, la bilan officiel français fait état de 2 morts. Plus tard, l’inspection générale de la police « parle » d’un chiffre pouvant atteindre 140 morts. Voilà l’homme, de triste mémoire, dont les Algériens demandent la comparution devant la justice pour crime contre l’humanité. Au procès de Bordeaux, excédé par les interpellations des journalistes, des témoins au procès dont Jean-Luc Einaudi et des manifestants pour qui justice soit rendue aux victimes du 17 octobre 1961, Papon reconnaît que le chiffre, officiellement de 2 morts, pourrait être plus élevé, qu’il est peut-être d’une vingtaine. Quand il s’agit de « bougnoules » ou de « bicots », l’exactitude des chiffres macabres importe peu. Mais avec la publication des rapports Mandelkern et Geronimi, l’ampleur du massacre commence, quoi que timidement encore, à prendre le chemin de la vérité. Dans son compte rendu, Mandelkern, membre du Conseil de l’Etat, parle de 275 morts en 1961 dont 32 en octobre, tandis que Geronimi, avocat général à la Cour de cassation annonce le chiffre de 246 dont 48 en octobre. L’Institut médico-légal a enregistré, de son côté, 288 morts. A signaler que les deux experts ont consulté les seules archives judiciaires. A titre indicatif, Geronimi publie, mois par mois, pour l’année 1961, le nombre des victimes de violence mortelle, la moyenne est de 10 par mois si l’on excepte septembre (37) et surtout octobre (105). Le même Geronimi précise que sur les 246 morts dont il parle :
 110 corps sont repêchés dans la Seine
 37 corps comportent des traces de strangulation
 39 corps comportent des traces de violence
 20 corps sans traces apparentes. Ce massacre, commis à ciel ouvert dans la ville lumière, capitale de la culture et de la proclamation des droits de l’homme et du citoyen, est accompagné d’une pratique horrible et indigne de la part d’hommes qui se disent civilisés : la torture. Torture pratiquée sans discontinuer dans les caves de la Goutte d’or dans le 18e arrondissement et de la rue Harvey dans le 13e arrondissement de Paris par les harkis et autres, sous les ordres de Maurice Papon. En 1961, Paulette Peju relatait avec force détails cette atteinte physique et morale à la dignité humaine, dans son fameux livre Les ratonnades à Paris Quelques rapides observations au sujet des crimes commis le 17 octobre 1961. J-L. Einaudi, dans son ouvrage La bataille de Paris a donné une liste de plus de 140 morts et disparus pendant cette tragique période. Et la liste est loin d’être exhaustive. Pourquoi ? 1 - Le rapport de la police fluviale (surtout s’agissant des noyés), s’il existe encore, n’est pas rendu public. 2 - Les archives concernant ces crimes ont disparu pour certaines ou sont classées d’une façon hétéroclite pour éviter leur exploitation en vue de dresser un bilan proche de la vérité. 3 - Il n’est pas évident que les corps repêchées en dehors de la région parisienne, notamment en Normandie (Rouen par exemple) aient été pris en compte. Au départ, l’intention de faire taire les faits était évidente. Dès 1961, Gaston Deferre, sénateur socialiste, interpellait Roger Frey pour lui demander l’ouverture d’une enquête parlementaire, aucun résultat. « Ou vous ordonnez une enquête, toute la lumière sera faite, ou vous refusez, vous avez des choses à cacher. » Un autre élu, Claude Bourdet, membre du conseil municipal de Paris et directeur de France-observateur n’a pas hésité à mettre à l’index, directement et personnellement, Maurice Papon, au sujet de 50 manifestants ramassés au Quartier Latin (Paris) et exécutés dans la cour de la préfecture. Aucune plainte déposée à l’époque pour violence ou disparition n’a abouti. Il a fallu près de 40 ans pour que cette affaire resurgisse grâce à une plainte déposée à l’initiative de la Fondation du 8 Mai 1945, par 14 plaignants, des victimes de sévices et des ayants droit des martyrs.

La cour de cassation, à l’issue de la procédure, a rejeté, 3 ans après, cette plainte aux motifs que « les seules qualifications de droit commun que ces faits pourraient revêtir, entrent dans le champ d’application de la loi (…) portant amnistie des infractions commises en relation avec les événements d’Algérie ». Si en plein cœur de Paris, on réussit à travestir la véracité des faits, peut-on s’imaginer, un seul instant, ce qu’il en est des génocides commis pendant plus de sept ans ou durant toute la colonisation dans les mechtas et les djebels en Algérie ? Le mépris cessera-t-il un jour ? Difficile de l’envisager. Comment le peut-on quand l’Assemblée nationale française, poussant l’outrecuidance ridicule et l’audace inadmissible et impardonnable, adopte une loi, le 23 février 2005, encourageant l’enseignement de l’action civilisatrice de la colonisation ? Mais ce mépris, elle l’a déjà affiché un certain 10 juillet 2000 quand, à l’unanimité, elle a voté, « pour ne pas oublier » une résolution par laquelle « le 16 juillet de chaque année, est commémoré la journée de la honte et du deuil », en souvenir des 13000 juifs entassés au Vel d’Hiv. Mais aussi pour s’amender pour l’attitude « des Français qui ont secondé l’armée allemande ! » Curieuse façon de concevoir les choses si une même attitude n’est pas adoptée face à des faits similaires subis par un autre groupe d’hommes. La France manifesterait-elle sa honte face à l’attitude des autres Français, en l’occurrence les harkis, qui ont non seulement « secondé » l’armée française mais ont opéré avec un zèle inégalé pour tuer et torturer les patriotes algériens ? Par ailleurs, des faits authentiques de même nature de violence et d’injustice peuvent-il être appréciés différemment et donner lieu à des conclusions contraires ? En effet, plus de 10 000 Algériens ont été parqués dans le même lieu, les mêmes conditions, pour les mêmes raisons racistes d’ordre ethnique et religieux, sous la responsabilité de l’Etat français. Pas la moindre pensée, pas le moindre acte de regret et de contrition pour eux. Le général de Gaulle, lui-même, avait jugé en son temps la tuerie du 17 octobre 1961 « inadmissible mais secondaire. » « Inadmissible, c’est le moins qu’on puisse dire mais secondaire... » D’abord, secondaire par rapport à quoi ? Pour notre part, que des Français relevant de l’autorité officielle et légale tuent des êtres humains, sur la base de leur physique, de leur faciès mais également parce qu’ils veulent vivre libres, c’est loin d’être secondaire.

C’est un crime contre l’humanité

L’appel lancé le 20 octobre 1961 par des intellectuels français situe bien le problème. Ces derniers proclamaient : « Entre les Algériens entassés au Palais des Sports en attendant d’être refoulés et les juifs parqués à Drancy avant la déportation, nous refusons à faire une différence. » Quand la France cessera-t-elle donc de juger différemment ou partialement des faits d’une même nature, d’une même qualification, ayant entraîné les mêmes conséquences graves pour la morale et l’histoire ? Qu’ils se produisent en France ou ailleurs ou qu’ils soient le fait de Français ou d’autres. Pour notre part, notre action se poursuivra par devoir de mémoire pour nos chouhada et par devoir de vérité et également de respect afin que l’histoire s’écrive sans fioritures ni mensonge en se basant sur les faits et uniquement sur les faits.

L’auteur est : Membre fondateur et secrétaire général de la Fondation du 8 Mai 1945




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