Légitimement,
nous devons nous interroger sur ce qui s'est passé ce jour-là, le 17 octobre
1961. Quel a été le nombre de corps d'Algériens et d'Algériennes littéralement
avalés par la Seine, jetés de sang-froid par les forces de l'ordre de l'époque,
après avoir été massacrés ? Souvent, ces corps portaient des traces de
strangulation.
Parmi ces
victimes : Saïd Alilou, Mabrouk Yousfi, Ahmed Khlifi, Mohamed Khadraoui,
Abdelaziz Baal, Miohamed Farès, M'Hamed Lamchaichi, Saïd Boukrif, Abdelmadjid
Gacem, Hocine Milizi, Saïd Hadj Ali, Mohamed Saïd Ould Saïd... D'où venaient
ces Algériens et Algériennes : de Paris-18è et quartier latin-, Montreuil,
Nanterre, Porte de Champerret, Porte de la Villette, Argenteuil...
Le nombre de
morts ? 140 selon les services de l'Inspection générale de la police ; entre
200 à 327 selon la Fédération de France du FLN. Mais aussi, officiellement :
9260 Algériens furent détenus : 6600 au Palais des Sports ; 860 à Vincennes ;
1800 au stade de Coubertin et ailleurs.
Et pourtant que réclamaient alors nos
compatriotes au pays des droits de l'homme ? « A bas le couvre-feu. Négociez
avec le GPRA. Vive le FLN. Indépendance de l'Algérie ». La France pouvait
comprendre ces slogans scandés de façon pacifique, elle qui a subi l'occupation
nazie... Dès leur descente des cars, ils étaient accueillis pas des « Sales
races », « ratons », « bicots » avec force frappes à coups de poing, de pied,
de crosse, de nerfs de bÅ“uf ; furent également utilisés les supplices de l'eau,
de l'empalement sur une bouteille, de l'électricité... La chasse au faciès eut
lieu ce jour là.
« Il m'a été pénible d'assister à des actes
indignes d'êtres civilisés...des actes d'une bestialité révoltante ont été
commis de propos délibéré par des policiers. Le nombre de doigts écrasés, de
côtes enfoncées et de fractures du crâne ne se compte plus... Je ne m'étendrai
pas sur ce sinistre tableau d'une sauvagerie inouïe » (Joseph Gommenginger,
gardien de la paix), (1).
Un autre témoignage d'un médecin militaire
français : « L'entrée du stade franchie, c'est une vision d'horreur à laquelle,
naïvement, je ne m'attendais pas. L'impression est celle d'un troupeau de
bestiaux parqués dans un espace trop étroit (...). Le commissaire principal m'a
avoué qu'il n'avait jamais vu ses hommes se déchaîner avec une telle
sauvagerie...» Comment vivaient ces victimes ? Souvent entassées dans de vieux
hôtels de la région parisienne. J.L EINAUDI rapporte que : les plus favorisés
ont une chambre pour deux, mais il n'est pas rare que quatre garçons
s'entassent dans une même pièce. Certains vivent ainsi depuis dix ans. D'autres
encore occupent le même lit à deux : l'un le jour, l'autre la nuit, selon leurs
horaires de travail.
Et il relate comment des cars de police
s'arrêtent devant ces hôtels, les occupants des chambres sortent pour
stationner dans les couloirs et les escaliers pour qu'il soit procédé aux
fouilles et aux perquisitions. Certains médecins, nous dit-il, ont aménagé deux
salles d'attente à leur cabinet : l'une pour les Français, l'autre pour les
Algériens. Mais, il en est qui reçurent des menaces de mort pour avoir ausculté
des Algériens victimes de sévices et de leur avoir délivré des certificats
médicaux.
Et ces victimes de l'arbitraire étaient
repérées au faciès ; leurs papiers ne leur étaient pas demandés dès lors
qu'apparaissaient des individus aux cheveux frisés et au teint basané. De
l'hostilité à l'état pur. Méthodiquement et de sang froid, les victimes étaient
jetées par-dessus le pont après avoir été systématiquement frappées à coups de
matraque et de nerfs de b_uf. Faut-il s'étonner dès lors qu'il y eut du sang
partout, sur le pont, comme sur un vrai champ de bataille ? J.L. Einaudi,
citant le New York Herald Tribune du 19 octobre 1961, rapporte l'anecdote
suivante : Joseph Pomerleau, touriste américain, les cheveux noirs et une fine
moustache. Vers 21 heures 30, en sortant de son hôtel, près de Solferino, il se
retrouve avec un pistolet braqué sur lui... Collé sur un mur, il est
matraqué... Quand il rentre à son hôtel, il lui manque 50.000 francs. Le
lendemain ; au commissariat, on lui dira : « Vous feriez mieux de quitter le
pays. Vous ressemblez trop à un Algérien »...
Plus dramatique, l'histoire de Fatima Bedar,
adolescente de 15 ans, née à Bougie, qui ne rentra pas à la maison ce soir là.
Le 31 octobre, on retrouvera le corps de
Fatima, noyée, dans le canal de Saint-Denis... Elle ne rentrera plus.
De ce jour où eût lieu la barbarie au grand
jour, en témoigne également un Algérien, M. Ahmed Djoughbal : « Le policier,
fou de haine et voyant que nous étions solidaires même devant la mort, a porté
un coup de matraque si terrible, oui si terrible que le cerveau de mon pauvre
compagnon m'a éclaboussé la figure.
Je n'ai pu entendre qu'un râle d'agonie, le
frère martyrisé est mort dans mes bras. Voyant cela, le policier m'a asséné un
dernier coup sur la nuque. Avant de tomber dans l'inconscience, j'ai entendu
dire le policier Ils sont morts, balance-les ! (1).
Face à cette tragédie, plusieurs
personnalités et journaux s'offusquèrent de cette attitude peu commune en
matière d'inhumanité ; ainsi, pour (P. Vidal-Naquet) : On aboutit à autre chose
épouvantable dont certains d'entre nous se souviennent encore avec honte, au
pogrom anti-algérien du 17 octobre 1961, aux Algériens jetés dans la Seine,
pendus dans les bois... ; pour D. Mayer, ancien président du Conseil de la
Résistance, a écrit dans Les Cahiers de la République : Le racisme dont les
musulmans sont l'objet dans la vie quotidienne est fort ancien (...). A partir
du moment où l'on accepte que, devant soi, sans que l'on proteste, il soit dit
« raton » ou « bicot » pour Arabe, on accepte Auschwitz et les fours
crématoires ; pour les Temps Modernes, sous le titre « La bataille de Paris » :
Avec Papon, nous n'avons plus que le visage nu de la haine raciste (...).
Alors, froidement, il a donné le signal du pogrom, il a couvert la ratonnade.
Dans un Appel contre la barbarie, la revue
Esprit s'indigne : « Ce qui se passait quotidiennement à Alger s'est donc
produit à Paris, et la Seine charrie les frères des cadavres qui dorment au
fond de la baie d'Alger » ; M. Eugène Claudius-Petit (alors vice-président de
l'Assemblée nationale) a pu dire, s'adressant à M. Roger Frey (alors Ministre
de l'Intérieur) : Nous vivons ce que nous n'avons pas compris que les Allemands
vivaient quant Hitler s'est installé ; M. Hervé Bourges, dans Témoignage
chrétien a pu alors écrire : Oui, c'est une rude leçon que viennent de nous
donner les Algériens de Paris.. Rude leçon parce que jamais ils ne seraient
descendus dans la rue si nous, journalistes, avions su mieux informer une
opinion chloroformée des réalités d'une guerre qui s'est établie sur notre sol_
En 1936, dans l'Allemagne hitlérienne, Himmler expliquait aux Juifs que les
ghettos avaient été créés de manière à assurer leur protection. En 1961, M.
Papon assure les musulmans que les mesures du couvre-feu ont été prises dans
leur propre intérêt.
Pour Michel
Winock : « Pour la légende du gaullisme, le silence de l'Elysée en ces jours-là
est resté comme une meurtrissure » (Le Monde du 19 juillet 1986). Et, selon,
Michel Levine (qui a sans succès tenté de consulter les registres de l'Institut
médico-légal pour l'année 1961 en 1987, il écrit que Dans les Mémoires, le
général de Gaulle, on cherchera vainement trace du 17 octobre 1961(2) ; dans
son éditorial in Le Populaire (journal du parti socialiste SFIO), M. Claude
Fuzier mentionne Les visages de la haine et du racisme que beaucoup ne
voulaient pas voir, enrobés qu'ils étaient de leur bien être et de leur
civilisation... Et, comme le dit M. Robert Badinter, avocat : Ce qu'il reste
maintenant de cela, ce sont les témoignages, ce sont les photos, ce sont les
rappels qu'on me fait, à moi, lorsque je quitte notre pays et que je vais dans
une conférence internationale de juristes où l'on me dit : chez vous aussi, ça
a eu lieu à Paris, ces crimes-là », et je me tais. Devons-nous nous taire quant
à nous Algériens ? Certainement pas. Notre mémoire collective en souffrirait.
La raviver constamment pour dire plus jamais ça.
*Avocat-auteur
Algérien
Notes :
1/ J.L EINAUDI La
bataille de Paris. 17 octobre 1961 (ouvrage dont s'inspire ma contribution,
notamment concernant les citations).
2/ Michel LEVINE
Les ratonnades d'octobre.
Bibliographie :
Mehdi LALLAOUI Les Beurs de Seine ; Michel LEVINE Les ratonnades d'octobre ;
Jacques PANIJEL Octobre à Paris et Paulette PEJU Ratonnades
Vient de paraître : " Les ratonnades d'octobre". Par Michel Levine
Editions Jean-Claude Gawsewitch 2011.
En octobre 1961. A Paris, en pleine guerre d'Algérie, Maurice Papon, préfet de police et chef de la répression, instaure un couvre-feu pour les Algériens, citoyens français de seconde zone : chasse au faciès, interpellations systématiques, bouclages de quartiers, etc. Les conditions de vie deviennent infernales pour des milliers d'hommes et de femmes.
En protestation contre ces mesures qui rappellent l'occupation nazie, le F.L.N. organise le 17 octobre une manifestation pacifique. Aussitôt, Papon "chauffe ses troupes". La machine à tuer est en marche…On retrouvera des centaines de cadavres dans la Seine.
Le crime commis, c'est le grand silence de la part des autorités et des médias, un mutisme absolu qui durera longtemps. Pour la première fois, on dévoile ce qui était ignoré de l'historiographie officielle ou soigneusement refoulé. L'auteur s'est livré à une véritable enquête, interrogeant victimes, avocats, témoins.
Michel Levine revient sur cette période tragique de l'Histoire à l'occasion du 50e anniversaire des évènements d'octobre 1961.
Michel Levine est historien des Droits de l'Homme. Il a notamment publié chez Fayard Affaires non classées (Archives inédites de la Ligue des Droits de l'Homme).
Vaduz - Paris, France
19/10/2011 - 20932
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 22/10/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Ammar Koroghli *
Source : www.lequotidien-oran.com