Publié le 05.10.2024 dans le Quotidien l’Expression
par Kenneth Rogoff(1)
CAMBRIDGE - Combien de temps l'Occident, si suffisant et content de soi, pourra-t-il continuer à ignorer la crise de la dette souveraine en Afrique ? Alors que les pays africains sont aux prises
avec des dettes insoutenables, les négociations de restructuration avec les gouvernements occidentaux et les institutions multilatérales telles que le Fonds monétaire international sont au point mort.
Si la remise de dette est essentielle, il ne faut pas oublier qu'une part importante de la dette extérieure de l'Afrique est détenue par des prêteurs privés et par la Chine, qui n'ont pas fait preuve d'une grande volonté d'allègement.
Avec près de 400 millions de personnes vivant dans l'extrême pauvreté, le poids croissant du service de la dette africaine est devenu un obstacle majeur à la réduction de la pauvreté, car les coûts croissants sont aggravés par les guerres, les conflits régionaux, les catastrophes climatiques et l'atonie de l'économie mondiale. La population du continent, qui s'élève actuellement à 1,5 milliard d'habitants, devrait atteindre 2,5 milliards d'ici 2050. Il est peu probable que les jeunes Africains, qui n'ont qu'à regarder leur smartphone pour voir que d'autres pays peuvent leur offrir de meilleures opportunités, acceptent tranquillement leur situation pendant encore longtemps.
Compte tenu de cette réalité, il est naïf de penser que l'Occident peut rester indéfiniment à l'abri des retombées des conflits violents et des crises économiques en Afrique. Qu'il s'agisse de l'augmentation de l'immigration, du terrorisme ou des guerres par procuration pour les vastes ressources naturelles du continent, les conséquences se répercuteront inévitablement sur le monde développé.
Alors, que peut-on faire ? En fin de compte, les pays africains doivent se désendetter par la croissance, comme l'a fait l'Asie de l'Est et comme commencent à le faire les pays d'Asie du Sud, en particulier l'Inde. Tout comme les économies asiatiques ont suivi le modèle économique du Japon, l'Afrique a besoin de quelques exemples de réussite pour montrer la voie au reste du continent.
Mais un tel changement prendra des années. En attendant, les programmes d'aide extérieure doivent être révisés, en privilégiant les subventions plutôt que les prêts au développement. La transition verte de l'Afrique nécessite à elle seule au moins 100 milliards de dollars par an, y compris la tâche vitale de fournir de l'électricité aux 600 millions d'Africains qui n'y ont toujours pas accès. Si les Etats-Unis peuvent dépenser 1000 milliards de dollars dans des projets verts qui n'auront probablement qu'une efficacité limitée, ils devraient pouvoir diriger une partie de cet investissement vers l'Afrique, où son impact pourrait être bien plus important.
L'objectif doit être d'éviter que la dette des pays africains ne devienne incontrôlable. À cette fin, les gouvernements occidentaux devraient également introduire des réformes juridiques interdisant l'exécution des contrats de dette souveraine devant les tribunaux des pays développés. Le fait d'obliger les prêteurs privés à s'appuyer sur les systèmes juridiques des pays débiteurs inciterait les emprunteurs souverains potentiels à renforcer leurs systèmes juridiques et financiers afin de gagner la confiance des prêteurs. Les pays dont les institutions sont moins développées auraient besoin de plus de temps, ce qui rendrait les subventions essentielles pour combler le fossé à court terme. Si cette proposition peut sembler sévère, elle reflète une réalité inconfortable : emprunter auprès de prêteurs étrangers privés a souvent été une bénédiction mitigée pour les pays en développement, en particulier ceux d'Amérique latine et d'Asie. Cela s'explique en partie par le fait que la plupart des gouvernements des pays en développement, même lorsqu'ils ne sont pas corrompus, poursuivent des stratégies d'emprunt à courte vue, en contractant des dettes qui font courir des risques inutiles à leurs populations.
À maintes reprises, les crises de la dette ont fait dérailler les efforts de développement. Dans son livre Globalization and Its Discontents, publié en 2002, l'économiste Joseph E. Stiglitz, lauréat du prix Nobel, attribue ce phénomène à la conduite des institutions financières internationales. Mais le vrai problème est un système juridique qui permet aux prêteurs étrangers d'exercer un pouvoir disproportionné en poursuivant les emprunteurs défaillants à New York et à Londres. Bien trop souvent, c'est le FMI qui se retrouve à nettoyer les dégâts.
C'est pourquoi, dès 1990, Jeremy Bulow, économiste à Stanford, et moi-même avons soutenu que les litiges relatifs à la dette devaient être portés devant les tribunaux des pays emprunteurs. Si la proposition du FMI concernant un mécanisme de faillite de la dette souveraine peut être considérée comme un pas dans la bonne direction, elle se heurte à la résistance des prêteurs qui supposent, à juste titre, que le Fonds serait plus compréhensif à l'égard des emprunteurs que les tribunaux de New York. Certains gouvernements de pays émergents s'opposent également à cette idée, craignant qu'elle ne limite leur capacité à obtenir des prêts étrangers. Mais c'est justement là que le bât blesse. L'expérience de l'Amérique latine en matière de dette extérieure montre que les crises récurrentes l'emportent souvent sur les avantages à court terme de l'emprunt. Ces dernières années, la plupart des marchés émergents à revenu moyen sont parvenus à atténuer les crises de défaillance en réglant les litiges relatifs à la dette souveraine devant leurs propres tribunaux, à l'exception notable de l'Argentine.
Les pays africains doivent adopter une approche similaire et s'orienter vers une juridiction locale pour les contrats de dette. Le financement transitoire devrait idéalement provenir de dons purs et simples, à l'instar du plan Marshall pour l'Europe d'après-guerre. Mais le passage des prêts au développement aux subventions doit être de grande envergure, en transformant le cadre de financement des projets de la Banque mondiale en un système basé sur les subventions.
Il est certain que cela nécessitera un engagement financier substantiel et que toute véritable solution à la crise de la dette du continent devra impliquer la Chine. À tout le moins, l'Occident doit réduire les modalités de prêt qui exacerbent la situation économique déjà désastreuse de l'Afrique.
1. Ancien économiste en chef du Fonds monétaire international, est professeur d'économie et de politique publique à l'université de Harvard et lauréat du prix 2011 de la Deutsche Bank en économie financière. Il est le coauteur (avec Carmen M. Reinhart) de This Time is Different : Eight Centuries of Financial Folly (Princeton University Press, 2011) et l'auteur de The Curse of Cash ( Princeton University Press, 2016).
Posté Le : 09/10/2024
Posté par : rachids