Alger

Muhammad Yunus, du microcrédit au sauvetage du Bangladesh



Publié le 26.08.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie

Par Abdelkader Leklek

-I- ETAT DES LIEUX

Le 05 août 2024, la Première ministre depuis 15 ans, Sheikh Hasina Wazed, prenait la fuite vers l’Inde, en hélicoptère militaire depuis sa résidence de Dacca, la capitale du Bangladesh. Elle était la fille aînée du fondateur et premier président du pays, en 1971, Sheikh Moujib Errahman.
A la tête de la Ligue Awami, ce parti politique, créé par son père en 1949, revendiquant l’autonomie du Pakistan oriental — l’actuel Bangladesh —, Sheikh Hasina venait de passer, en deux époques différentes, 19 ans de primature de son pays. De 1996 à 2001 et de 1999 à 2024.
Mais comme la gestion politique a toujours besoin d’innovations et de frais truculents pour se succéder, Mme Hasani a, pour ce faire, procédé à la réintroduction du système de quotas lors de recrutement dans la Fonction publique.
Cet oukase n’a pas été du goût de tout le monde, les demandeurs d’emplois en tête. En conséquence, de fortes et nombreuses manifestations conduites par des étudiants, aspirant à un poste de travail, avaient commencé à paralyser le pays.
Il faut rappeler que cette politique de quotas avait été abolie en 2018 et réintroduite par décision de justice en 2024. Elle servait principalement à réserver un pourcentage de 30% de postes d’emploi aux familles des anciens combattants, proches du parti au pouvoir, la Ligue Awami. Il est à noter que 18 millions de jeunes sont sans emploi dans le pays.
Menées par les étudiants, de gigantesques manifestations pacifiques sont organisées demandant l’abolition de ce système de quotas, depuis le 15 juillet 2024. Au dernier comptage macabre, il y a eu 400 morts en un mois, dont 109 tués durant la seule journée du 05 août 2024. Certains accusent l’armée et la police d’être les auteurs de cette tuerie, quand d’autres imputent une partie de ces assassinats à une organisation estudiantine dite la Bangladesh Chhatra League, un appendice de la Ligue Awami, dirigée par Sheikh Hasina.
Mais un évènement, survenu le 16 juillet 2024, va venir tout chambouler et mettre le feu aux poudres. Ce jour-là, les forces de police se dirigent vers l’université de Rangpur, située au nord-ouest du pays, Begum Rokeya, pour disperser une manifestation d’étudiants. C’est alors qu’un des étudiants contestataires, nommé Abu Sayed, est tué par balles tirées par des policiers, parce qu’il n’avait pas bougé quand ses camarades avaient reculé, dit-on.
Ce drame changea profondément le cours des choses. Le gouvernement coupe en conséquence internet et bloque les communications. Les rues du pays s’enflamment.
Le 04 août marque le début du passage aux actes d’attaque des bureaux de la Ligue Awami et des résidences de fonctionnaires présumés de son obédience. Le pic émeutes est atteint le 05 août 2024, avec l’assaut sur la résidence de la Première ministre et la fuite de celle-ci vers l’Inde.
Un pareil scénario rappelle d’autres qui se sont déroulés dans des pays où la longévité au pouvoir avait été balayée par un incident fortuit à dimension humaine, voire personnelle.
Souvent, des régimes utilisent les élections, en théorie un des fondements de la démocratie, pour se maintenir aux commandes d’un pays. Alors que c’est la durée au pouvoir d’une équipe, d’une personne, d’une dynastie et autres héritocraties et monocraties, qui créent leur décomposition.
La routine, les habitudes que rien ne dérange plus. La passivité étouffante des dirigeants face à la détresse des citoyens et la banalisation de tout évènement ont maintes fois conduit à des fins malheureuses de cycles de pouvoirs, qui, pourtant, à leurs débuts, étaient porteurs de bien d’espérances. Le dégoût, le rejet, la déception et les désenchantements qu’engendrent le vieillissement du pouvoir se transforment, dès le premier frisson de la rue, en désobéissances, révoltes et révolutions qui enflamment des pays entiers avec parfois des propagations transfrontalières insoupçonnées.
Quand des politiques publiques se fossilisent, se desséchassent et n’offrent plus d’espoirs, de rêves, de l’optimisme et de l’assurance en l’avenir, elles se radicalisent et deviennent intransigeantes. Elles commencent en effet à concentrer tous les ingrédients de leur déconfiture et ainsi débute leur fin. Celle-ci ne tient plus dès lors qu’à un évènement attendu ou bien provoqué par tous les exclus, parfois même logeant au cœur du centre de décisions. Elles deviennent elles-mêmes le plus grand module agissant de leur déchéance.
Le besoin de changement est alors autant extrémiste que l’est la haine de l’autoritarisme qui avait cours. L’opinion publique réclame aussitôt un bouleversement de l’état des lieux, parfois aux antipodes de l’existant. D’ailleurs, après la satisfaction de pratiquement toutes leurs revendications, les étudiants bangladais ont encore demandé le limogeage du président de la Cour constitutionnelle, et ils l’ont obtenu.
Il est alors fait appel par les acteurs des soulèvements, pour marquer la rupture, à des hommes ou à des femmes souvent anciennes victimes des régimes déchus. Les cas de figure de ces vécus jalonnent l’histoire de pareilles dissidences. En l’espèce, ce sont les étudiants bangladais qui ont fait appel à Muhammed Yunus.
Il a été nommé conseiller en chef du gouvernement de transition — Premier ministre — et a prêté serment le 08 août 2024. Son gouvernement comprend des technocrates, des représentants de la société civile et même des leaders d’organisations d’étudiants.
Il est à rappeler que, dans l’histoire du pays, quasiment toutes les contestations ont eu pour source et puisé leur force dans les universités et avaient ensuite entraîné la rue au Bangladesh.

-II- LE BANGLADESH EN QUELQUES INDICATEURS

C’est un pays du sud de l’Asie quasiment encastré dans l’Inde, avec pour seul autre pays frontalier la Birmanie, avec laquelle il partage 271 km de démarcation.
A l’indépendance de l’Inde en 1947, le Pakistan, à forte majorité musulmane, fit sécession et s’en sépara. Mais il garda cette province Bengale qui fut alors nommée le Pakistan oriental. Pour cause de partage équitable des pouvoirs, celui-ci fit à son tour sécession et se sépara de l’actuel Pakistan après une guerre qui fit, selon certaines sources, trois (03) millions de morts et entre neuf et dix millions de réfugiés. Il devient la République populaire du Bangladesh depuis mars 1971. Depuis cette date, le pays a opté pour un régime républicain parlementaire. L’essentiel du pouvoir exécutif est, selon la Constitution du pays, détenu par le Premier ministre.
C’est un pays où, malgré la forte imprégnation des cultures de l’Inde, le système de castes, qui structure rigidement encore la société indienne, qui, dit-on, est la plus grande démocratie du monde, n’avait pas réussi à prendre racines pour se développer sur place.
Les distinctions de conditions au Bangladesh sont plutôt fondées sur les positions économiques et le clientélisme politique. La puissance économique, la propriété terrienne particulièrement et industrielle depuis le boom du textile sont les déterminants à travers lesquels chaque personne est socialement classée.
Le système de protection sociale n’est ni uniforme ni universel. C’est un ensemble de 119 programmes, qui, selon l’ONU, «ne fournissent pas un niveau de sécurité que les Bangladais devraient attendre».
Ce sont les familles qui y pallient en cas d’infortune. Cependant, l’urbanisation effrénée, qui impose bon gré mal gré, la famille nucléaire sur le modèle occidental, héritier du modèle familial romain, dit-on, commence à détricoter ce système solidaire.
Avec 171 millions d’habitants recensés en 2021, selon la Banque mondiale, le Bangladesh est l’un des pays les plus peuplés au monde. Il détient un record de densité estimé à 1 200 habitants au kilomètre carré, et où la pauvreté est marquée. Il fait partie des pays les moins avancés du monde, les PMA.
C’est un pays delta de trois grands fleuves, le Brahmapoutre, le Gange et la Meghna, il dépend de la mousson. Il est par ailleurs exposé à une vulnérabilité climatique majeure. Il est soumis aux cyclones, aux inondations, et subit violemment le changement climatique. Il héberge de surcroît environ 1,1 million de réfugiés rohingya, fuyant le Myanmar — la Birmanie — dans des conditions de précarité eu égard aux ressources du pays.
Dans un rapport d’experts indépendants, commandité par l’ONU et daté du 31 mai 2023, le juriste belge et rapporteur spécial des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme Olivier de Schutter a prévenu que la malnutrition et la sous-nutrition allaient augmenter, avec des conséquences dramatiques, en particulier pour les enfants car, depuis mars 2023, le Programme alimentaire mondial — le PAM — a dû réduire la valeur de ses bons alimentaires de 12 à 10 dollars par personne et par mois, et la valeur sera encore réduite à 8 dollars en juin 2023.
Le rapport mentionne par ailleurs que «rien qu’en 2022, 7,1 millions de Bangladais ont été déplacés à l’intérieur du pays en raison de l’érosion des berges des rivières, des cyclones, des inondations et autres catastrophes, ou parce que les moyens de subsistance étaient menacés par la salinisation de l’eau».
C’est un pays ultraplat qui reçoit, avec la fonte des neiges himalayennes, la mousson et le gonflement des fleuves, un débit qui dépasse en saison celui du fleuve Amazone, c'est-à-dire 150 000 mètres cubes d’eau par seconde.
Autant l’apport en limon charrié par les crues fertilise les terres, autant les eaux sont aussi destructrices.
Surfant sur cette vague et sans que cela soit impérieux, pour vendre leur pseudohumanisme légendaire, suite aux fortes inondations de 1988, les Français, sur une cogitation d’un des sherpas du président François Mitterrand, comme ils se faisaient appeler, Jacques Attali, monta un édifice théorique nommé plan international d’action contre les inondations catastrophiques au Bangladesh.
L’élucubration française projetait de dompter les trois «Tigres» — les trois fleuves — du Bangladesh. Pour faire la réclame de ce projet pharaonique, Mitterrand déclare le 29 septembre 1988 devant l’Assemblée générale des nations unies : «Le développement passe par le lancement de grands projets d’intérêt mondial capables de mobiliser les énergies au service de telle ou telle région blessée par la nature ou la folie des hommes. L’exemple de la stabilisation des fleuves qui inondent le Bangladesh, à l’origine d’une impressionnante catastrophe, fournirait la juste matière d’un premier projet de ce genre. La France, pour sa part, est prête à y contribuer.»
Les critiques de ce projet hors-normes relevaient que «les ingénieurs proposent de bouleverser les conditions de vie du pays en endiguant massivement les trois fleuves du Bangladesh. Selon les variantes, de 3 300 à 4 000 km de digues d’une hauteur de 4,5 à 07 m seraient construites sur 20 ans, pour un coût de cinq à dix milliards de dollars. Dans ce pays sans pierres, il faudrait importer une grande partie des matériaux de construction, les engins de travaux publics et les ingénieurs.
Dans ce pays sans terre, où la concentration atteint couramment plus d’un millier d’habitants au kilomètre carré, 20 000 hectares seraient repris aux paysans et 180 000 personnes — c’est le chiffre des aménageurs, très sous-estimé —, seraient expropriés».
En 1998 un article consacré au sujet par le journal français Libération concluait : «dix ans d’études et 150 millions de dollars plus tard, la montagne a accouché d’une souris. Financé par quinze grands donateurs, dont la France et la Communauté européenne, le FAP — Flood Action Plan — a consisté, jusqu’en 1995, à élaborer des études et des projets-pilotes avant toute construction. Depuis, aucun des seize projets retenus et estimés à plus de trois milliards de francs n’a vu le jour.»
Cet inventaire, fait de conjonction de difficultés socio-économiques, accentuées par la situation géographique et complexifiées par la longévité de la gestion autocratique de la Première ministre fuyarde, d’un côté, et les contestations diverses auxquelles il faudrait apporter des réponses souvent dans l’urgence, de l’autre, nécessite la conjugaison de plusieurs facteurs. La présence, prétendue salutaire, d’un homme ou d’une femme à la barre du pays s’est imposée.
La démarche pour marquer la rupture est de faire appel à un homme ou à une femme souvent anciennes victimes des régimes déchus par les insurrections. Les cas de figure de ces vécus jalonnent l’histoire de pareils soulèvements.
En l’espèce, ce sont les étudiants bangladais qui ont fait appel à Muhammed Yunus, qui a répondu à l’appel.
Il a été nommé conseiller en chef du gouvernement — Premier ministre — de transition et a prêté serment le 08 août 2024. Son gouvernement comprend des technocrates, des représentants de la société civile et des leaders organisations d’étudiants.

-III- QUI EST MOHAMMED YUNUS ?

C’est un économiste né en 1940 qui avait fait des études au Bangladesh et aux Etats-Unis, où il obtient un doctorat en économie de l’université de Vanderbilt - Tennessee.
A l’indépendance du pays en 1971, il retourne dans son pays pour enseigner l’économie dans l’université de sa région d’origine, Chittagong, la deuxième ville après la capitale Dacca et premier port du pays.
Selon ce qu’il a été rapporté, c’est à cette époque qu’émerge chez l’économiste l’idée d’une autre façon de faire de l’économie différente de l’orthodoxie académique. C'est-à-dire apporter des réponses économiques adaptées aux besoins de la population locale, toujours enfermée dans un modèle archaïque et féodal.
En 1974, une inondation des terres par une crue du fleuve Brahmapoutre plongea le pays dans une famine aiguë. Les eaux causèrent la perte de la presque totalité des récoltes de riz. Les perturbations des circuits de distribution, la mauvaise gestion des stocks provoquèrent une très forte augmentation du prix de cet aliment de base.
Durant neuf mois, de mars à décembre 1974, 1,5 million de personnes trouvèrent la mort.
Face à ce drame Yunus aboutit, selon le livre Muhammad Yunus Banker to the poor, Publis Affairs New York 2003, à cet enseignement : «toutes les belles théories que j’enseignais, les mérites du crédit, les vertus de l’économie de marché, la force de la libre entreprise ont littéralement volé en éclats par ce que j’ai vu. Des squelettes vivants.»
Dans le détail, il est narré que : l’économiste découvre dans un petit village le cercle vicieux dans lequel sont enfermées les femmes. Jugées insolvables, elles empruntent au jour le jour auprès d’usuriers, qui prêtent des sommes dérisoires à des taux d’intérêts démesurés et qui tiennent les pauvres.
Averti par cet exemple tire-sou typique vécu, Yunus échafaude la théorie du microcrédit et crée en 1976 la Grameen Bank.
Le parangon a connu un fort développement et une reproduction à travers quasiment tous les continents, depuis sa validation par l’ONU, qui fit de l’année 2005 celle du microcrédit.
L’organisation onusienne ambitionnait en s’appropriant le concept «d’améliorer l’accès aux services financiers des pauvres et des personnes ayant des revenus faibles. L’objectif central de l’année est d’accroître l’accès au crédit, à l’épargne, aux systèmes d’assurance, au transfert de versements et à d’autres services financiers pour les ménages pauvres et à revenus faibles afin de leur assurer de meilleurs moyens de subsistance et un avenir prospère».
Ce système disruptif par rapport à l’entendement classique du crédit a permis au Bangladesh et à beaucoup de personnes de par le monde, habituellement ne remplissant pas les conditions d’éligibilité au crédit et vivant dans la pauvreté, de sortir de leur précarité sociale.
La Grameen Bank, qui veut dire la banque des villages, qui est récipiendaire du prix Nobel de la paix, au même titre que Yunus, avait pour engagement l’autonomisation des pauvres en général et des femmes bangladaises en particulier.
Ce portrait de l’actuel Premier ministre bangladais, sûrement incomplet, a été brossé pour introduire cette interrogation : Que peut avoir de politique un spécialiste d’économie, fut-il prix Nobel de la paix et inventeur du microcrédit, pour sauver un pays en crise ?

-IV- DES HOMMES ET DES FEMMES COMME REPONSE MIRACLE

Les bouleversements politiques qui émanent de la rue sont souvent jusqu’au-boutistes, notamment quand ils ne sont pas encadrés. Quand il n’y a pas un leader ou bien quand la conduite de la contestation est diverse, diffuse et parfois aveugle.
Dans le cas du Bangladesh, le mouvement de protestation est conduit par le mouvement étudiant anti-discrimination — Students Against Discrimination — créé le 1er juillet 2024. Il comprenait 65 membres et 23 coordinateurs avant de croître démesurément. Plusieurs chefs se sont déclarés depuis sa création.
Dans pareil cas de figure, il a été observé maintes fois qu’il est fait appel à des hommes ou à des femmes qui n’ont aucun lien avec le mouvement protestataire, excepté le fait qu’ils soient eux-mêmes opposants au régime en place.
Yunus avait, quant à lui, approché la politique, puisqu’en février 2007, il avait envisagé la création d’un parti politique dont il avait même annoncé le nom : «Nagarik Shakti», autrement dit, le pouvoir des citoyens.
Dans le programme de ce parti, il était prévu, le rétablissement d’une Constitution laïque, plusieurs mesures concernant la condition des femmes et leur autonomie, ainsi que des mesures pour lutter contre la pauvreté et contrecarrer la corruption. Ce parti ne vit, cependant, jamais le jour.
La venue de Yunus en politique n’était pas acceptée par l’establishment traditionnel figé depuis l’indépendance du pays. D’ailleurs, des procès lui furent intentés pour l’en dissuader. Il connut beaucoup de déboires quand la Fondation islamique, soutenue par le gouvernement de Sheikh Hasina, l’avait accusé de promouvoir des idées contraires à l’islam. Il fut également contraint de quitter la présidence de la Grameen Bank, ayant, lui reproche-t-on, atteint et dépassé l’âge légal de la retraite. Il aurait dû, selon ses détracteurs, demandé une dérogation à la Banque centrale, pour continuer à exercer ses mandats.
En 2024, il est pareillement condamné pour avoir transgressé le droit du travail, en ne procédant pas à la création de fonds de prévoyance dans l’une des sociétés créées par la Grameen Bank.
Pour historier mon propos, je citerais la définition proposée par l’historien français Jean Garrigues, de la femme ou de l’homme providentiels : «C'est une figure récurrente de l'imaginaire politique, qui désigne un personnage qui apparaît dans les périodes de crises, et qui se présente comme le sauveur ultime chargé d'une sorte de mission historique ou divine.» Ensuite, j’évoquerais, à titre illustratif, quatre individualités, qui ont été appelées à la rescousse suite à des crises de régime dans leurs pays respectifs.

-1- Vaclav Havel

Le cas du philosophe Vaclav Havel en Tchécoslovaquie est le plus parlant car intervenant juste avec la chute du communisme. Vaclav avait théorisé le concept du pouvoir des sans-pouvoir, dans un essai qui est considéré comme un texte fondateur de la dissidence du groupe de la charte des 77. C’est ce manifeste qui s’appuie sur la Constitution tchécoslovaque et sur la déclaration universelle des droits de l’Homme de l’ONU pour mettre en lumière les difficultés que vit la société tchécoslovaque et qui concernent : la condition féminine, le sort des minorités ethniques, la discrimination dans l'enseignement, les carences de l'économie, le désastre écologique, la liberté de voyager à l'étranger.
L’analyse de ce texte met en relief l’invitation de tous à la révolte non violente, chacun dans son espace de vie, pour occuper les espaces de liberté, contre la résignation face à toutes les formes de despotisme. C’est selon Havel la raison d’être d’une société civile organisée.
D’ailleurs, c’est en s’emmurant théoriquement lui-même dans cette conception de la liberté, qu’il se déclara un fervent thuriféraire de l’invasion de l’Irak par les Etasuniens en 2003.
Son cas est typique, car déjouant tous les pronostics, il fit une longue carrière, douze ans et demi en tout. Deux ans et demi président de la République fédérale tchèque et slovaque et dix ans à la tête de la République tchèque.

-2- Lech Walesa

Dans le même contexte politique de l’époque, le cas du Polonais Lech Walesa est aussi caractéristique. Il est également prix Nobel de la paix, comme Yunus. Cependant, on dit qu’il avait été élu grâce à l’argent des Américains qui avaient financé sa campagne électorale sous le président républicain Reagan. Des Polonais lui reprochaient sa grande proximité avec l’église catholique et avec son chef. Son compatriote et défenseur, le pape Jean- Paul II.
Il est aussi stigmatisé pour avoir, une fois aux commandes du pays, tourné le dos à ses camardes de lutte de Solidarnosc. Il y demeura néanmoins dix ans.

-3- Aung San Suu Kyi

La Birmanie a, elle aussi, connu son symbole de l’opposition au régime militaire en la personne de Aung San Suu Kyi, maintenue en détention durant 15 ans.
Fondatrice de la Ligue nationale pour la démocratie en 1988, dissoute le 28 mars 2023, son parti fut le vainqueur des législatives de 2015. Elle fut aussi lauréate du prix Nobel de la paix en 1991, comme l’actuel conseiller principal du Bangladesh en 2006. La pasionaria birmane est, néanmoins, elle, arrivée au pouvoir par les urnes aux termes d’un accord avec la junte qui dirige le pays. Elle fut conseillère spéciale du gouvernement — cheffe du gouvernement — 2016/2021, ministre des Affaires étrangères, de l’Education, députée et porte-parole de la Présidence.
Mais les résultats de sa gouvernance demeurent mitigés. Les promesses faites par la Lady de l’instauration de la démocratie n’ont pas été au rendez-vous. Son courage face à l’armée de son pays n’avait pas suffi à changer la situation. Des observateurs notaient en 2018 qu’«en matière d’éducation, de santé, de lutte contre la pauvreté, le bilan de la cheffe du gouvernement birman après deux années d’exercice du pouvoir s’avère décevant.
Son silence sur le sort des Rohingyas et son autoritarisme lui son également reprochés».

-4- Moncef Marzouki

Plus près de nous sur plusieurs points de rencontre, la Tunisie avait aussi connu cette configuration avec Moncef Marzouki, au palais de Carthage, dans la banlieue nord de Tunis, pendant trois ans. Du mardi 13 décembre 2011, au mercredi 31 décembre 2014. Elu par l’assemblée constituante par 153 voix sur 217, il gouverna le pays pendant trois ans à la tête d’une troïka politiquement curieuse.
Lui-même à la tête de coalition comme président de la République pour son parti Congrès pour la République — CPR — situé au centre gauche.
Hamadi Jebali, Premier ministre, pour le parti islamiste Ennahdha et Mostefa Ben Jaafar président de l’assemblée constituante pour Ettakatol social-démocrate, membre de l’Internationale socialiste.
Les Tunisiens s’attendaient à ce médecin connu pour être opposant au régime déchu de Ben Ali, cet outsider, l’ancien opposant, l’ancien détenu, l’ancien banni de son pays et réfugié politique en France, bouleverse la façon de faire de la politique à partir du palais de Carthage. En somme, à ce qu’il rompe fondamentalement avec l’ordre ancien.
Les Tunisiens attendaient que le nouveau Président réalise les objectifs identifiables de la révolution du 14/01/2011, résumés en : dignité, liberté, justice sociale et concrétise les aspirations du peuple tunisien révolté. Mais il s’avéra que Marzouki, en acceptant le compromis de la troïka, avait choisi son ambition propre aux lieu et place de la volonté du peuple, et il devint régent.
Dans un article daté du 08 janvier 2015 le juriste et politiste tunisien Farhat Othman l’affuble de «la diva qui chante faux». D’ailleurs, l’opinion publique tunisienne, face à son inaction pour répondre à ses attentes et besoins du quotidien et ne voyant rien venir, l’avait surnommé le Tartour, un mot arabe signifiant dans le contexte tunisien : chef sans prérogatives, malléable, personnage de décor, individu insignifiant et aussi pantin.
Porté par cette ambition pulsionnelle, il se lança dans un projet perdu d’avance, selon les spécialistes du sujet, les observateurs les plus avertis de la question et même les analystes du café du commerce. L’échec annoncé ne concerne, excusez du peu, que la relance de l’Union du Maghreb arabe.
Il annonçait, sûr de sa cause à partir du Maroc, le 08 février 2012 : «nous allons œuvrer à rétablir avec nos frères algériens, marocains, libyens et mauritaniens, dans le but de ressusciter le grand rêve de l’Union maghrébine, gelée depuis des années.» L’ambition lucide lui aurait certainement évité un tel échouage politique. Ce retour sur l’histoire sommaire de trois hommes et d’une femme était requis pour situer ce qui pourrait attendre Muhammad Yunus au Bangladesh, après la fin d’un régime à bout de souffle. Mais aussi pour rappeler que l’Histoire nous a souvent enseigné qu’aucune nouvelle démocratie annoncée par la contestation, fut-elle révolutionnaire, ne germe et ne se développe sans articulations sur l’ancien régime. Des experts se sont souvent posés cette interrogation : la chute d’un dictateur est-elle la chute de son régime ?
Potentiellement, hormis le cas de Vaclav Havel, Sinon Lech Walesa, Aung San Suu Kyi et Moncef Marzouki n’avaient pas gouverné suivant les raisons qui avaient animé les mouvements de protestation ni selon les résultats auxquels ils ont abouti et qui les ont menés aux plus hautes fonctions de leur pays.
Si ce ne sont pas l’Eglise, ni des militaires s’appropriant des pouvoirs politiques, c’est une collégialité de circonstance, ou bien les effets des caciques de l’ancien régime qui ont interféré à de degrés divers dans les étapes d’après-révolutions, révoltes et autres formes de contestation. Serait-ce le même aboutissement qui attendrait Yunus ?
Au-delà de ce que la politique au Bangladesh peut avoir d’économique dans son cas. Le conseiller principal — Premier ministre — qui cumule 25 portefeuilles ministériels en cette qualité. Il est secondé par 16 conseillers, dont deux issus du mouvement des étudiants contestataires : Nahid Islam, conseiller aux Postes et aux Technologies de l’Information et de la Communication, et Asif Mahmud, conseiller à la Jeunesse et aux Sports.
Muhammed Yunus qui bénéficie — en théorie du moins — de l’appui du peuple, en dehors des étudiants, sera obligé de composer avec le président du pays, Mohammed Shahabuddin, qui est chef de l’Etat et commandant en chef des forces armées, mais surtout membre de la Ligue Awami, parti de la Première ministre fuyarde, pour les éventuelles réformes politiques.
Il devra également faire avec le ou les chefs de l’armée pour les questions de sécurité et de maintien de l’ordre.
Gouverner, gérer dans une tripartition n’a jamais eu une fin utile pour les administrés. La direction politique tripartite d’un pays, depuis le premier triumvirat romain, en passant par les troïkas soviétiques, jusqu’à la troïka tunisienne, et j’en passe, a toujours concentré les efforts, les forces, les buts et les desseins de l’un ou des deux autres du groupe, et inversement, pour éclipser ses cogérants, voire les éliminer. La conduite des affaires publiques dans cette forme de pilotage est égotisée et partant, les revendications portées par la contestation passent à l’accessoire, à l’insignifiance et ne valent pour ceux et celles qui y avaient cru au prix du sang.
Ainsi le pourquoi de ceux qui gouvernent se déplace de sa vocation à concrétiser les acquis des révoltés à celui de préserver leur durée au pouvoir. Les combats qui valent la peine d’être menés et qui occupent la place prioritaire sont alors prétendument dirigés contre les velléités fomentées par les fantômes, les spectres et les revenants de l’ancien régime manœuvrant dans l’ombre.
Ramener l’apaisement et fortifier une économie fragile dans un pays comme le Bangladesh, où quasiment une personne sur deux vit avec moins d’un dollar par jour, selon l’organisation caritative Oxfam internationale et où par ailleurs des domaines comme l’éducation, la santé, l’agriculture, l’énergie, l’environnement et la pauvreté sont gérés par des ONG, demande de l’énergie et une forte synergie de tous les centres de pouvoir in situ. Ce qui ne serait pas simple à atteindre considérant le principe souvent vérifié, que procéder à des changements dans les façons de procéder de l’ancien provoque toujours des résistances.
Ainsi, du temps de la gestion de Sheikh Hasina, quand des opposants avaient stigmatisé le pouvoir pour sa démission et sa supplantation par 6 500 de ces organisations non gouvernementales, qui œuvraient sur le terrain au plus près des populations, celui-ci avait promulgué, en 2015, une loi qui imposait un contrôle sur la provenance des fonds et leur utilisation. Minauderie et cautère sur jambe de bois, comme réponse à une critique réelle et fondée.
Considérant cet état des lieux, la mission du créateur de la banque des pauvres Muhammed Yunus s’avère épineuse. Le programme de Yunus, tel que annoncé, se résume pour le moment à : rétablir l’ordre, ramener la confiance et organiser des élections libres.
Le 18 août 2024, lors d’une conférence devant des diplomates, évoquant la situation du pays, le Premier ministre n’a pas manqué de se défendre prématurément des résultats futurs de sa gouvernance. Il avait déclaré parlant de l’ancienne Première ministre : «elle a fui le pays, mais seulement après que les forces de sécurité et l’aile étudiante de son parti ont commis le pire massacre de civils depuis l’indépendance du pays. Des centaines de personnes ont été tuées et des milliers d’autres blessées.» Et de finir en avouant : «j’ai pris les rênes du pays qui, à bien des égards, était un véritable gâchis. Dans ses efforts pour rester au pouvoir, la dictature de Sheikh Hasina a détruit toutes les institutions du pays. Le système judiciaire a été brisé. Les droits démocratiques ont été supprimés par une répression brutale qui a duré dix ans et demi.»

-V- Conclusion

Pour conclure, il demeure de forte prudence, sinon judicieux et avisé de donner du temps au temps. Car pour qu’une comparaison de situations soit opérante, il faudrait au préalable que toutes choses soient par ailleurs égales, ou bien pareilles, ce qui n’est pas le cas ici.
Quand des parcours de vie différents d’hommes et de femmes se retrouvant à gérer les affaires d’un pays dans de telles circonstances, leurs fortunes ne peuvent être similaires. Alors méditons cette maxime attribuée à Cervantès, dans Don Quichotte : «les idées mûrissent comme les fruits et les hommes. Il faut qu’on laisse le temps au temps. Personne ne passe du jour au lendemain des semailles aux récoltes, et l’échelle de l’Histoire n’est pas celle des gazettes.»
Oui, mais, avant d’arriver aux récoltes, il faudrait avoir les semences appropriées, que le terroir qui les accueille soit le plus propice, et qu’enfin il faudrait posséder les savoirs et maîtriser les savoir-faire idoines. Quant aux conditions météorologiques, aux intrants agricoles...
A. L. 



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