Alger - Revue de Presse

«Il faut sortir des guerres des mémoires»



Edwy Plenel, qui n’est pas venu en Algérie depuis trente ans et qui se présente comme «un Breton d’Outremer», était hier au 16e Salon international du livre d’Alger (SILA) pour la dernière conférence-débat avant la fermeture des portes de la plus importante manifestation culturelle du pays. Devant une salle archicomble, le journaliste et auteur français a livré en vrac ses pensées sur les révoltes arabes, l’Europe, les relations algéro-françaises, l’histoire entre l’Algérie et la France, la crise économique, le capitalisme mondial, les médias, la scène politique intérieure française… «Le slogan de ce salon, ‘Le livre délivre’, est un comme un clin d’œil à l’année particulière que nous vivons. Une année faite de surprises et d’inattendu. Des peuples s’éveillent, bougent et montrent qu’aucune culture, aucune civilisation n’est propriétaire des mots démocratie, égalité et liberté», a-t-il dit d’emblée. Selon lui, l’époque actuelle est celle d’une immense transition, marquée par les révoltes arabes et la crise économique à rebonds. «L’argent pour l’argent est destructeur des valeurs. Il détruit le travail, la richesse et l’homme. Il ne suffit pas de s’appuyer sur une manne pétrolière pour construire un futur», a-t-il souligné. La dilapidation des richesses naturelles est, d’après lui, accompagnée par la spéculation financière. A ses yeux, WikiLeaks, les réseaux sociaux et des médias transnationaux sont également le reflet de ce bouleversement : «Aujourd’hui, l’information a une dimension sans frontière qu’elle n’avait pas avant. Nous sommes face à la troisième révolution industrielle, celle qui a comme moteur technologique le numérique. Cela fait émerger de nouvelles puissances.» Pour lui, le «cycle» européen est arrivé au stade terminal : «L’Europe donnait le ‘la’ du monde. Aucune culture ne pouvait échapper à ses marchandises, à ses langues, à ses prêtres... Pendant cinq siècles, le monde a été obligé de suivre  le rythme de l’Occident. Ce moment-là se termine. Nous devons  vivre avec la Turquie, le Brésil et l’Inde qui sont dans des dynamiques démocratiques.» L’auteur de La Découverte du monde a estimé que chez tous les pouvoirs, il y a la tentation de jouer sur la peur avec ce slogan : «Ayez peur et je m’occupe du reste !» «Si vous êtes dans la peur, vous ne raisonnez pas, vous n’êtes pas lucide et du coup, le pouvoir fait ce qu’il doit faire à notre place. En France, une société pacifiée, c’est la peur de l’autre, de l’immigré qui est alimentée», a-t-il relevé. Cette «peur» a, à ses dires, permis à Nicolas Sarkozy d’être élu président en 2007 : la peur d’un monde menaçant, intégriste, producteur de terroristes potentiels. Dire «non» ! «On a dit : il faut se compromettre avec toutes les dictatures et accepter toutes les corruptions, c’est un mal nécessaire. Les événements en Tunisie et en Egypte nous ont libérés de nos peurs en France», a reconnu l’auteur de Le Président de trop. Vertus de l’antisarkozysme, vices du présidentialisme. Il a confié que son journal Mediapart a été le premier à organiser une soirée de solidarité avec la révolution tunisienne, début février 2011, à Paris. Edwy Plenel a plaidé pour le «non» à la fatalité économique, non aux pouvoirs… «Nous avons besoin de la vérité des faits, d’information. La liberté d’opinion n’appartient pas aux journalistes mais à tout le monde. Il ne faut pas que les experts ‘d’en haut’ accèdent seuls à l’information. Celle-ci doit être accessible à tous ne serait-ce que pour se faire un avis. La liberté de l’information est un pilier essentiel. La démocratie est un suffrage permanent», a estimé l’auteur de Le Journaliste et le Président. Les oligarchies du savoir, de l’argent et des réseaux, ont, selon lui,  tendance à s’opposer à l’idéal démocratique. «Il n’y a pas d’authentique liberté de la presse si les médias sont contrôlés par des puissances financières liées au pouvoir politique. Les journalistes n’ont pas besoin d’être courageux pour faire correctement leur travail, mener des reportages et voir la réalité de la société», a-t-il enchaîné, insistant sur la notion du «droit d’avoir des droits». L’ancien directeur de rédaction du quotidien Le Monde a estimé que le cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie, célébré en 2012, concerne également la France. Il a souligné que le premier «anniversaire» est celui des massacres parisiens du 17 octobre 1961. Octobre à Paris, film documentaire de Jacques Panijel, longtemps censuré en France, a été projeté en avant-première, le 25 septembre dernier, lors du festival de Mediapart. «Le 17 octobre 1961 est la plus grave répression d’une manifestation pacifique de notre histoire moderne. C’est sans doute le plus grave massacre du peuple travailleur depuis la Commune de Paris. En ce sens, c’est notre histoire. Une histoire longtemps oubliée», a-t-il dit. Edwy Plenel a rappelé que depuis les lois antisémites du régime de Vichy, le couvre-feu imposé aux «musulmans français d’Algérie» par Maurice Papon était le premier «couvre-feu ethnique». Edwy Plenel a annoncé le lancement d’un appel, avec son ami Mehdi Lallaoui : «Un appel qui inaugure l’année algérienne et qui doit être une année française. Ce n’est pas un appel à la repentance ou à la culpabilité. C’est un appel à la vérité et à la réconciliation. Il faut regarder la vérité en face. Il faut sortir des guerres des mémoires. Des guerres instrumentalisées par les pouvoirs», a-t-il indiqué, citant l’exemple sud-africain. Dans le pays de Mandela, la commission «Vérité et réconciliation» devait solder les comptes du régime raciste de l’apartheid. «Il est temps de reconnaître les faits. Reconnaître que le 17 octobre 1961 était un massacre, que l’indépendance de l’Algérie était légitime, que la guerre menée contre cette indépendance était inutile, qu’elle a profondément blessé nos deux peuples et qu’elle a privé l’Algérie d’une partie de son histoire», a déclaré Edwy Plenel. Il a estimé que des démocrates et républicains algériens doivent, de leur côté, dire que s’il y a eu des tortures, des massacres et des mensonges d’Etat en Algérie, il faut les condamner. «Ma vision de mon pays est celle d’un pays qui ne peut se construire que dans la relation aux autres. Fondamentalement, son identité politique qui doit être défendue est celle de ce lien au monde», a-t-il dit. Aussi, le journaliste figure-t-il parmi les intellectuels qui rejettent «la France de la fermeture». Edwey Plenel sortira, la semaine prochaine, Notre France,  une livre de conversations avec Ilias Sanbar (représentant de la Palestine à l’Unesco) et Farouk Mardam Bey (directeur de la collection Sindbad aux éditions Actes Sud). En 2005, Farouk Mardam-Bey, Syrien d’origine, a publié Etre Arabe, un essai écrit avec Elias Sanbar et Christophe Kantcheff. «Nous avons dialogué sur notre France pour dire que nous n’allons pas laisser ce pays à ceux qui l’avilissent et le caricaturent en jouant sur la haine et en stigmatisant nos compatriotes d’origine arabe ou de culture musulmane», a-t-il affirmé, rappelant que la France a été sauvée par les étrangers après l’effondrement de la «grande guerre». Les forces libres du général de Gaulle, qui avaient permis à la France de relever la tête, étaient à plus de 60% composées de soldats étrangers.

 


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