Alger

Guy Dugas, auteur-chercheur, à L'Expression «Jean Sénac est un écrivain de stature universelle»



Guy Dugas, auteur-chercheur, à L'Expression «Jean Sénac est un écrivain de stature universelle»
Publié le 01.04.2024 dans le Quotidien l’Expression

Guy Dugas est l’éditeur scientifique des carnets intimes de Jean Sénac : «Un Cri que le soleil dévore», paru simultanément à Paris et à Alger chez les éditions Le Seuil et El Kalima. Il est professeur d’université et écrivain, ayant publié plusieurs livres.

L'Expression: Pour commencer, pouvez-vous présenter Jean Sénac pour nos lecteurs qui ne connaissent que peu de choses sur lui?

Guy Dugas: Jean Sénac est un écrivain franco-algérien - sans aucun doute l'un des deux ou trois plus grands poètes maghrébins d'expression française - né en 1926 en Oranie et mort à Alger en 1973. Contre son maître et ami Albert Camus, il a pris très tôt le parti de l'Algérie indépendante et a milité dans ce sens dans les rangs de la Fédération française du FLN. À l'indépendance, il est rentré au pays, se voulant pleinement algérien, et a joué un rôle culturel important sous la présidence Ben Bella. Mais, rejeté par ses pairs (Kateb Yacine, Malek Haddad,...) qui refusent de le considérer comme algérien car il n'est pas musulman et ne parle pas l'arabe, il n'a jamais pu obtenir la nationalité et a été peu à peu écarté de toute fonction dès la prise de pouvoir de Boumediene. Le 1er septembre 1973, on le retrouve assassiné à l'arme blanche dans sa «cave-vigie» du centre d'Alger, sans que l'on puisse déterminer s'il s'agit d'un crime politique ou d'une affaire de moeurs - Jean Sénac étant ouvertement homosexuel. Il avait 46 ans et laissait une oeuvre poétique, romanesque et théâtrale en plein développement.

Jean Sénac a laissé plusieurs oeuvres dont certaines inachevées, n'est-ce pas?

Depuis la mort de Jean Sénac, bien des aspects de cette oeuvre ont été publiés, à commencer par son roman inabouti Ebauche du père (Gallimard, 1989) et ses OEuvres poétiques (éditions Actes sud, 1999, rééd. 2019). Grâce en soit rendu à mes amis disparus Rabah Belamri (1946-1995) et Hamid Nacer Khodja (1953-2016) qui dès les années 80 se sont dévoués corps et âme à la divulgation de cette oeuvre majeure sur les deux rives de la Méditerranée.

Qu'en est-il du livre «Jean Sénac, un cri que le soleil dévore», co-édité récemment par le Seuil en France et El Kalima en Algérie?

Ses carnets, notes et réflexions intimes, déposés pour parties à peu près équivalentes à la Bibliothèque nationale d'Alger et à la bibliothèque de l'Alcazar de Marseille, n'avaient jamais été réunis dans leur continuité. Or, cela couvre une période exceptionnelle de son existence, de 1942 à 1973, et s'avère essentiel pour la compréhension de la genèse de son oeuvre, en même temps que cet ensemble de notations d'ordre multiple en dit long sur l'Algérie coloniale (Sénac a grandi dans l'Oranie de l'entre-deux guerres; il a été instituteur à Mascara pendant la période de Vichy avant de vivre le débarquement allié et la Libération à Alger), sur la guerre (opposition MLN-FLN, vie de la fédération française, position d'intellectuels français tels que Mauriac ou Camus et interrogations de Sénac sur la conduite à tenir et l'aide à apporter à la Révolution en cours) puis sur l'Algérie indépendante (reconstruction du pays, premières fractures politiques et, à nouveau, doutes du poète sur son rôle dans l'Algérie à venir).

Le regretté Hamid Nacer Khodja parlait d'oeuvre-vie quand il s'agit de Sénac, pouvez-vous nous en dire plus?

À propos de Sénac, Hamid Nacer Khodja dont j'ai dirigé les travaux universitaires fondateurs sur l'écrivain, avait l'habitude de parler «d'oeuvre-vie», signifiant par-là l'étroite corrélation de l'auteur et de son oeuvre, de l'individu aux prises avec son oeuvre et de l'oeuvre comme miroir de cet individu. Une expression que je fais volontiers mienne et qui rendait indispensable la publication de ces textes intimes courant sur toute la période créative de l'auteur.

Pourquoi avez-vous tenu à ce que ce livre paraisse simultanément en France et en Algérie?

À l'heure où l'on parle de réconciliation mémorielle, le fait que l'archive de Jean Sénac soit ainsi partagée entre l'Algérie et la France, Alger et Marseille (ajoutons-y pour la partie théâtrale de cette oeuvre le petit fonds de l'université Montpellier 3), me paraissait par ailleurs révélateur de la valeur symbolique de cette vie et de sa fonction médiatrice. C'est la raison pour laquelle j'ai tenu à ce que cette édition des carnets paraisse simultanément sur les deux rives de la Méditerranée, en Algérie chez El Kalima et en France aux éditions du Seuil, sous un même titre,3 Un cri que le soleil dévore».

S'agit-il de textes totalement inédits?

À l'exception de quelques extraits publiés ici ou là, ces carnets étaient, dans leur continuité, totalement inédits. S'ils n'avaient jamais été réunis, c'est probablement du fait de leur dispersion, dont j'ai déjà parlé. Les réunir comme nous l'avons fait, avec la complicité de René de Ceccatty (éd. du Seuil) et de Naïma Beldjoudi (éd. El Kalima) qui a d'ailleurs joué un rôle primordial dans la numérisation des documents détenus par la BnA, supposait, outre l'indispensable autorisation de Jacques Miel, unique ayant-droit de Sénac, l'aide active des différents organismes détenteurs. Par ailleurs, cela supposait un travail considérable pour compiler ces notes, les rétablir dans leur chronologie et enfin pour les annoter - toutes choses qui auraient probablement été tentées par Rabah Belamri ou Hamid Nacer Khodja s'ils étaient encore de ce monde. C'est donc aussi dans la continuité de leur travail de valorisation et de divulgation de cette oeuvre que je m'inscris en éditant ce volume, qui du reste leur est dédié.

À partir de quel moment avez-vous commencé à travailler sur Jean Sénac et qu'est-ce qui vous a attiré en lui?

Je suis universitaire, comparatiste de formation et je me suis peu à peu orienté vers la génétique textuelle, qui suppose que l'on part de l'étude des manuscrits de l'oeuvre, plus précisément de ce que nous nommons «les avant-textes». Or, sur les bancs de l'université de Montpellier où j'ai étudié, puis enseigné, on m'a appris qu'il est de la plus haute importance de respecter un texte dans son intégralité comme dans son intégrité, c'est-à-dire y compris dans ses aspects pouvant paraître «inconsistants» ou dérangeants (je suppose que vous faites là allusion aux passages relatifs aux relations homosexuelles de Sénac). Vous me demandez également en quoi il peut sembler important que Jean Sénac ait daté (quelquefois à la minute près) la plupart de ses écrits. Ce détail - qui est loin d'être commun à tous les journaux intimes - est, on le comprendra aisément, d'une grande commodité pour l'éditeur scientifique dans son travail considérable de rétablissement d'une chronologie, surtout si l'on prend en compte la dispersion déjà mentionnée de l'archive sénacquienne. Si je me suis consacré à l'édition de plusieurs journaux intimes (entre autres Pierre Loti, Jules Roy, Albert Memmi et à présent Sénac) - notez que, par définition, un journal intime conduit toujours à des ouvrages d'autant plus volumineux qu'ils supposent des introductions conséquentes, de multiples annotations, des gloses et des index, etc., - c'est que je considère que ces journaux jouent un rôle majeur d'une part dans le dévoilement de la personnalité de leur auteur, d'autre part dans la compréhension de leur oeuvre et de sa genèse. Les amputer ou en caviarder certains passages serait donc, il me semble, contraire à l'esprit universitaire. Et qui plus est, malhonnête à l'égard de l'auteur car quel droit aurais-je à considérer tel développement comme «trop volumineux» ou certains passages comme «inconsistants»?

Sénac et bien d'autres écrivains prennent le soin, en général, de conserver leurs brouillons, même inaboutis, voire inconsistants, pourquoi d'après vous, ont-ils ce réflexe?

De tout temps, la plupart des écrivains et artistes ont conservé leurs brouillons, fragments d'écriture, carnets intimes ou préparatoires, éléments de correspondance. C'est ce que l'on nomme «archive», qui constitue le trésor de nos bibliothèques (C'est, ne l'oublions pas, le dépôt de l'archive hugolienne qui a permis la naissance de la Bibliothèque nationale de France). S'ils ont pris soin d'agir ainsi, c'est bien qu'ils pensaient que cette archive, en dépit de son caractère disparate, inclassé, in-fini (on y retrouve parfois des oeuvres inédites ou inabouties: ce qui nous a permis avec les éditions El Kalima de dénicher dans certaines fonds publics ou privés la vingtaine de «petits inédits maghrébins» (PIM) que nous avons pu publier) gardait aux yeux de la postérité une certaine valeur - ne serait-ce que d'élucidation de l'oeuvre publiée.

Dans ce genre de travaux, en quoi consiste exactement votre travail et votre apport?

Notre rôle d'universitaire est de conduire au respect de ces fonds, à leur conservation (enseignement de l'archivistique et de la génétique textuelle), et à leur valorisation dans les meilleures conditions scientifiques et en accord avec les ayants-droit (hélas, il n'est pas rare que les détenteurs de ces archives n'en soient pas les ayants-droit et ne considèrent cette valorisation que sous un angle mercantile!)

Parlons de la poésie de Sénac, pouvez-vous expliquer où résident sa force, sa beauté, son originalité, sa profondeur?

La poésie de Jean Sénac est une poésie du quotidien, qu'il soit personnel, intime («J'avance encombré de mes vers,/ le seul chardon qui m'éclaire») ou d'engagement dans l'action (qui ne se souvient de son fameux vers «tu es belle comme un comité de gestion»?), une poésie ouverte au monde, riche d'influences multiples et qui, à partir d'un certain classicisme, devient progressivement audacieuse de modernité; une poésie qui croit en l'homme, profondément optimiste, en dépit de moments de doute ou de détresse, et qui brise les frontières entre races, genres et religions.

Cinquante années après son assassinat, que peut dire le spécialiste et chercheur que vous êtes sur Jean Sénac?

Qu'est-ce que l'on peut retenir de Jean Sénac cinquante ans après son assassinat et à la veille du centenaire de sa naissance? Plusieurs choses, à mon avis, sur des plans différents: Une oeuvre riche et polymorphe, riche encore de bien des découvertes, qui demande à être complétée et valorisée, offerte à un très large public (des traductions en diverses langues en ont été faites, il faut continuer). Il reste de nombreux inédits; leur publication a débuté avec les trois PIM de Sénac publiés par les éditions El Kalima. Le théâtre n'a jamais été représenté ni publié dans son intégralité. Le roman inabouti «Ebauche du père», publié à titre posthume à partir de brouillons conservés à la BnA, pourrait donner lieu à une réédition augmentée de certains chapitres, etc. Car Sénac est trop méconnu, vous avez raison sur ce point. Son oeuvre poétique demeure à l'écart des grandes anthologies de la poésie du XXème siècle, alors qu'il est un écrivain de stature universelle - et pas seulement franco-algérien. Sénac est selon moi l'incarnation de ce que Bourdieu nommait «le mixte franco-algérien», un intellectuel à la vie et à la mort extra-ordinaires, posté en passeur entre deux nations porteuses d'un lourd contentieux historique mais dont les relations, pour de multiples raisons, ne pourront jamais être ordinaires. Un mythe se construit peu à peu autour de cette figure et de son oeuvre: faisons en sorte qu'il soit fondateur d'«Andalousies renouvelées» (Jacques Berque), non porteur de rivalités et d'oppositions. Entre Algérie et France, on parle beaucoup, actuellement, de partage des mémoires et de mise en commun des archives. Il en est qui posent problème, pas celle de Jean Sénac dont la destinée a, en plus, voulu qu'elle soit commune au deux pays, puisque conservée à Alger, Marseille et Montpellier. Alors, chercheurs de deux rives, entrez dans le sillage des éditions El Kalima et du Seuil qui ont montré la voie avec cette édition des carnets retrouvés et unissez-vous pour faire vivre et connaître cette oeuvre profuse où «tout est grâce et conscience de l'amour»!

Aomar MOHELLEBI



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