Publié le 23.01.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie
Par Ahmed Lakhdar Tazir, diplomate à la retraite
Dans un rapport rédigé en 1907, dix ans avant la déclaration de Balfour, le Premier ministre britannique Henri Campbell-Bannerman (1836-1908) écrivait : «Les peuples arabo-musulmans qui contrôlent de vastes territoires riches en ressources connues ou cachées, au carrefour des routes du commerce mondial, constituent une menace pour l’Europe et un obstacle à son expansion. Leurs terres sont un berceau des civilisations et des religions humaines, et ces peuples, unis par la foi, la langue et l’histoire, partagent les mêmes aspirations, aucune barrière naturelle ne pouvant les isoler les uns des autres. Si, par chance, cette nation devait être unifiée en un État, elle aurait le destin du monde entre les mains et serait en mesure de couper l’Europe du reste du monde. Si l’on considère les choses sérieusement, un corps étranger devrait être implanté au cœur de cette nation afin de l’empêcher de s’unir, de telle sorte qu’elle soit amenée à épuiser ses forces dans des guerres sans fin. Elle pourrait alors servir de ressort à l’Occident pour atteindre les objectifs convoités.» Parmi les propositions suggérées par Henri Campbell-Bannerman, il y a celle de créer un État tampon en Palestine, où serait implantée une forte présence étrangère, hostile à ses voisins et amicale à l’égard des pays européens et de leurs intérêts.
Les débats organisés par les chaînes de télévision occidentales, notamment les chaînes françaises, sur la confrontation entre Palestiniens et Israéliens devraient, en guise de jingle, commencer par la lecture de ce texte édifiant à plus d’un titre, qui permettrait de cadrer dans son contexte historique adéquat l’évènement historique du 7 octobre 2023.
Autant on pouvait apprécier un certain souci d’équilibre dans le choix des protagonistes des débats politiques organisés, en veillant particulièrement à ce qu’ils aient des opinions opposées pour animer un débat contradictoire, autant nous sommes sidérés (et même ulcérés) par ce qu’on entend lors des débats qui ont suivi l’audacieuse action des combattants de Hamas qui a permis de remettre au centre de l’actualité internationale la cause palestinienne trop vite enterrée par les pays arabes «normalisateurs» et leurs tuteurs occidentaux.
À aucun moment, ni les journalistes animateurs des débats, ni leurs invités soigneusement triés, n’ont jugé utile, pour la compréhension de l’évènement par leurs auditoires, de faire des rappels historiques qui pourraient aider à mieux comprendre l’objet du débat, ou pour le moins fournir des éléments d’information provenant de sources diversifiées, qui permettraient, par des recoupements des informations recueillies (un des principes élémentaires enseigné dans les écoles de journalisme), nuancer leur jugement. Jamais dans ces débats, toutes chaînes confondues, on n’a assisté à un tel étalage de la pensée unique. Tout le monde était d’accord sur tout. C’est-à-dire, en résumé, que l’audacieuse attaque du 7 octobre dernier est une attaque terroriste barbare commise par des terroristes islamistes. C’était à celui qui trouve la formule ou le qualificatif le plus fort dans la cruauté.
L’intervenant qui, par mégarde, omettait de prononcer le terme terroriste lorsqu’il évoquait le Hamas était vite recadré. Le leader d’un parti politique français qui a refusé avec courage et fermeté d’observer cette pernicieuse règle a été condamné par toute la classe politique française, pour une fois unanime. Un parti-pris révoltant. Toutes les images, tous les chiffres de sources israéliennes sont diffusés à profusion sans aucune précaution, sans vérification, par contre, les informations de sources palestiniennes sont toutes douteuses et de façon systématique sujettes à caution, même si elles sont confirmées par des sources onusiennes, notamment en ce qui concerne le funèbre décompte des victimes civiles des bombardements israéliens.
N’était-il pas plus honnête de rappeler, lors de ces très nombreux débats et commentaires dans les médias, quelques faits et vérités universellement admis ? Des faits historiques qui rappellent notamment que le conflit israélo-palestinien n’a pas commencé le 7 octobre 2023.
- Que les Palestiniens sont un peuple sous occupation coloniale depuis plusieurs décades ; Que le droit de se défendre contre une occupation coloniale est un droit naturel reconnu par l’Onu, les instances internationales et la morale universelle. Un droit que l’histoire des luttes de libération nationales a légitimé ; Tous les combattants dans le monde, les freedom fighter, qui ont lutté contre une occupation étrangère, ont été qualifiés de terroristes par les puissances occupantes. En France, les résistants contre l’occupation allemande que les Français appelaient avec considération les «partisans» étaient qualifiés de vulgaires terroristes par les autorités d’occupation nazies ;
Que la barbarie a d’abord et historiquement toujours été israélienne. Il suffirait de rappeler les massacres de populations palestiniennes dont le plus symbolique est celui de Deir Yacine le 9 avril 1948 ; combien de tueries, combien de bombardements aveugles dont les plus abjects sont ceux qui ont été perpétrés les jours qui ont suivi l’attaque du 7 octobre, et qui continuent encore à ce jour, faut-il rappeler, pour que des nuances soient introduites dans les accusations portées contre des combattants défendant leurs droits sur leurs terres et leur pays ?
Accordez à ce peuple de héros quelques motifs légitimes de lutter, par les moyens dont il dispose, contre une occupation coloniale depuis plus de cinquante ans. La disproportion des moyens dont disposent les forces en présence autorise le plus faible à user des moyens les plus inattendus ou les plus improbables pour se défendre. Les combattants du Hamas luttent contre un occupant auquel sont prodiguées des armes les plus modernes au monde, cette guerre servant de laboratoire d’essai pour les armes américaines de dernière génération. Veut-on condamner le révolté palestinien à se contenter de jeter éternellement des pierres contre des soldats israéliens surarmés, arrogants et belliqueux ? Et entretenir le train-train d’un conflit que les scientifiques de la guerre ont conceptualisé sous l’expression de «conflit de basse intensité». Un concept qui a servi d’argument de poids pour convaincre des dirigeants arabes d’adhérer aux accords d’Abraham parrainés par l’ancien président Donald Trump. Le conflit de basse intensité est un conflit gérable même sur le long terme car il s’agit de confrontations de moindre envergure par rapport à des conflits majeurs tels que les guerres conventionnelles. Ces conflits impliquent souvent des tensions locales, des opérations de guérilla ou des affrontements limités en terme d’ampleur ou de forces déployées. Il est rassurant pour les gouvernements arabes auxquels a été vendu ce concept qui a consacré la normalisation des relations avec Israël. Ils ont ainsi vendu leurs âmes au sionisme contre les convictions des masses populaires pour qui la cause palestinienne est restée sacrée.
Les concepteurs du conflit de basse intensité ont sous-estimé le fait qu’il ne reste de basse intensité que le temps nécessaire pour que les forces des peuple révoltés se reconstituent. La poésie arabe porteuse des douleurs des opprimés prévient pourtant que «lorsque un jour un peuple décide de vivre, force est pour le destin d’y répondre, force est pour les ténèbres de se dissiper, force est pour les chaînes de se briser (…)» C’est en langue arabe que la déclamation de cet extrait d’un très beau poème d’Abou el Kacem Chebbi, écrit en 1938, révèle avec prémonition la détermination des peuples opprimés à se libérer quel qu’en soit le coût.
Véritable prison à ciel ouvert, la bande de Ghaza est de surcroît sous blocus israélien depuis plus de quinze ans. Une situation qui n’émeut en aucune manière les commentateurs des télévisions françaises qui se lamentent, en levant les bras au ciel, du fait que le Hamas ait construit des kilomètres de tunnels sous terre (un véritable métro, s’étranglent-ils !). Il eût été plus commode en effet pour les agresseurs revanchards que ces tunnels soient indiqués avec des croix, bien visibles sur les cartes d’état-major. Ils omettent de rappeler, dans leurs délires, qu’en plus d’être une prison à ciel ouvert, le territoire exigu de la bande de Ghaza abrite plus de deux millions d’habitants — la densité urbaine la plus élevée au monde ! —, où toute forme de résistance à l’occupation coloniale est un défi à l’intelligence et autorise le recours à toutes formes de luttes.
Le régime d’Israël et ses alliés occidentaux usent et abusent d’arguments historiques fallacieux pour justifier l’occupation des terres arabes. Le monde occidental est constamment nourri sur ce sujet par un discours politique unilatéral, une littérature abondante, et d’innombrables films rappelant la Shoah, pour justifier une occupation coloniale illégitime et marteler dans les esprits de leurs opinions publiques «la justesse du combat du pauvre Juif contre les coalitions des armées arabes qui veulent jeter les Juifs à la mer».
Et l’antisémitisme ? Cet engagement politique revendiqué par toute la classe politique française il n’y a pas si longtemps, pour discriminer les minorités juives? Un engagement à présent utilisé sans vergogne pour la seule protection des Juifs, pour les besoins de la cause du sionisme et encourager la repentance occidentale pour les horribles crimes antisémites dont on accuse désormais les pays et les populations arabes.
M. Makhos, ancien ministre syrien des Affaires étrangères, avait, en son temps, répondu à ces accusations déclarant : «Il y a une contradiction dans les termes Arabes et antisémites, puisque, soutient-il, les Arabes sont non seulement des Sémites, mais de vrais Sémites. Si nous voulions faire du racisme, ce qui serait contraire à la science, nous pourrions prétendre que seuls les Juifs et les Arabes sont sémites et non pas tous les Juifs américains, français, allemands, polonais, russes et autres. En conséquence, nous condamnons tout antisémitisme, car cela équivaudrait à être anti-Arabe.»
Pour l’Occident, l’antisémitisme n'est condamnable que lorsqu’il concerne les seuls Juifs. Un moyen pour occulter le terrible sentiment de culpabilité envers ces minorités persécutées par les Européens durant des siècles. Faut-il rappeler que c’est dans les pays arabes que les Juifs, persécutés partout dans le monde occidental, ont trouvé la quiétude nécessaire pour vivre leur culte et pratiquer leur culture en toute sérénité, souvent dans une grande convivialité interculturelle avec des voisins arabes ? Les arguments religieux évoqués pour entretenir la légende du Juif errant depuis deux mille ans, de… «retourner à la Terre promise» sont démentis et reniés par de nombreux Juifs orthodoxes auxquels les médias dominants et dominateurs d’Occident refusent toute audience et n’accordent pas la moindre évocation. L’ironie de l’histoire c’est que les descendants de ce même peuple juif qui a subi tant d’avanies de la part des Occidentaux les reproduisent pour persécuter le peuple arabe de Palestine.
Lors du démantèlement de l’Empire ottoman dont la Palestine faisait partie, la France et l’Angleterre ont créé l’État d’Israël. Ils avaient leurs raisons. Des raisons où la religion n’a strictement rien à voir et où le machiavélisme, par contre, est développé avec un cynisme inouï. (Relire à ce sujet la citation placée en introduction de ce texte).
Les historiens, les intellectuels faiseurs d’opinion, les journalistes devraient exposer ces faits historiques documentés, et en débattre avec ceux qui défendent d’autres thèses. Pourquoi ne les entend-on jamais dans les télévisions et les autres médias d’Occident ? Le parti-pris en faveur d’Israël est inconditionnel dans tous les pays occidentaux, notamment aux États-Unis d’Amérique. Mais les excès dans «la vengeance sans freins ni limites»(**) de l’État d’Israël contre les Palestiniens ont fini par introduire de sérieux doutes dans les consciences. Dans les rangs mêmes de l’élite intellectuelle israélienne. D’abord sous la plume d’un écrivain journaliste qui écrivit au lendemain de l’attaque du 7 octobre : «Il semble que nous soyons confrontés au peuple le plus difficile de l’histoire, et il n’y a pas de solution avec eux, sauf à reconnaître leurs droits et mettre fin à l’occupation.» (…) Puis de la jeunesse, notamment celle qui s’exprime dans de nombreux campus américains, pays qui assure un soutien vital à Israël. Un retour à la raison semble se dessiner dans les opinions publiques occidentales. De spectaculaires revirements sont attendus. Et espérés.
A. L. T.
(*) Discrimination négative, par opposition à la politique de discrimination positive pratiquée, à juste titre, par certains pays, la Malaisie notamment, suivie par l'Afrique du Sud. Une politique qui consiste à favoriser les populations autochtones dans tous les domaines de la vie économique et culturelle pour combler le retard qu’elles accusent par rapport aux populations immigrées de longues dates, plus nanties (occidentales, chinoises et indiennes), qui ont acquis la nationalité du pays d’accueil, et bénéficient d’un niveau de vie largement supérieur à celui des autochtones.
(**) Formule empruntée à l’éditorialiste du journal français on line Mediapart.
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Posté Le : 28/01/2024
Posté par : rachids