Alger - Parutions de livres de littérature


Entretien avec Wassyla Tamzali
«L’Algérie, une société bloquée qui s’enfonce dans la bigoterie»
De l’Algérie fraternelle des premières années de l’Indépendance à la guerre civile de la décennie 90, l’histoire de l’Algérie contemporaine n’est pas une ligne droite qui va de l’arriération au progrès, de la servitude à la liberté. Le malheureux pendant des formidables «acquis de la Révolution», de la massification de l’enseignement et de la «santé pour tous», a été l’autoritarisme politique et la négation des droits de l’individus, menacés dès le milieu des années 70 par ce que l’auteure appelle le «retour des tribus antiques», par la tradition rampante qui prendra les couleurs criardes de l’islamisme. La libération n’a pas abouti à la liberté et le destin du pays le mènera inexorablement à de nouveaux drames sanglants.
«Une éducation algérienne» de Wassyla Tamzali n’est pas à proprement parler un livre de mémoires. C’est plutôt un va-et-vient incessant entre l’Histoire et la biographie. L’évolution de la société algérienne, de sa culture et de son système politique est analysée à travers le parcours propre de l’auteure, une militante féministe issue d’une famille bourgeoise que l’aisance matérielle n’a pas empêchée de s’engager dans le mouvement de libération nationale et à travers le destin de laquelle, estime Wassyla Tamzali, on peut retracer celui d’autres laissés-pour-compte d’une indépendance confisquée.

Pourquoi ce titre : «Une éducation algérienne»? Est-ce pour signifier, dès l’abord, votre appartenance à l’Algérie en dépit de ceux qui estiment que quelqu’un comme vous, issue de la «bourgeoisie», «francophone» et militant pour les droits des femmes n’y a pas sa place?
Cette explication me mettrait dans une posture polémiste, tournée vers l’extérieur ; elle ne me satisfait pas car je ne suis pas dans ce livre, et sans doute pour la première fois, dans ce registre-là. C’est vers moi que j’ai dirigé ce long monologue. Ma vie, comme toute vie, si elle est re-pensée avec exigence, dévoile que chacune de ses étapes a été conduite par un choix. Chacun de nous est «éduqué» par la vie, et pour peu que la tragédie soit au rendez-vous, sa vie prend l’allure d’un parcours initiatique. Pour paraphraser Simone de Beauvoir, je dirais que «l’on ne naît pas Algérien, on le devient». C’est en ce sens que ce que l’on appelle trop vite l’«identité» m’intéresse. D’où l’importance du «je» que j’ai choisi pour mon livre. Il sort la pensée du «débat», il force au silence. C’est dans le silence que j’ai essayé de comprendre comment j’étais devenue ce que je suis à travers l’histoire de l’Algérie. Une histoire qui est la même pour tous mais qui aboutit, pour chacun, à une singularité. Voilà ; c’est cette singularité que je voulais entendre. Je ne voulais rien prouver à personne. Après, ce qui est passionnant, c’est de voir combien cette singularité renvoie le lecteur à sa propre singularité.

Votre livre est dominé par l’ombre de la mort de votre père, assassiné par un second couteau du FLN alors qu’il était actif dans l’aide à la lutte de libération nationale. Vous considérez ce meurtre comme le symbole de l’injustice faite à votre famille et à ce qu’elle représente socialement, ce que vous appelez entre guillemets la «bourgeoisie nationale». Est-ce le désir de rendre justice à votre père qui a motivé l’écriture de votre livre?
Non. Il ne s’agit pas de réhabilitation. Si je peux lui rendre justice comme vous dites, c’est bien. «Rendre justice» ? C’est un mot terrible, ne trouvez-vous pas ? Encore une fois je n’ai pas écrit ce livre pour apporter la preuve de quoi que ce soit à qui que ce soit, mais pour comprendre les enthousiasmes de cette jeune femme qui avait été moi. Mon projet était de transmettre notre vie dans les années 60 et 70. Mais la mort de mon père s’est imposée à moi et elle est devenue omniprésente dans le récit. Comme en aurait-il pu être autrement ? J’avais quinze ans à cette mort horrible ! Elle s’est imposée au fur et à mesure de la poursuite de ce questionnement sur moi à travers les différents évènements auxquels j’ai participé ! Plus ils devenaient sombres plus la mort de mon père venait sur le devant de la scène. Peu à peu il est devenu clair pour moi que c’est sa mort, et la manière dont il est mort, qui expliquent mon entêtement à essayer de comprendre l’Algérie et ce qu’elle est. «Pourquoi ?» Pourquoi notre pays est livré à la violence depuis des décennies ? à‡a commence à bien faire. Une violence sans interruption. Sur plusieurs générations ! Et qui, aujourd’hui, semble de nouveau se réinstaller. Cette question pourtant ne semble pas être posée par beaucoup de gens ; il y a une acceptation de, une co-existence avec, une fatalité devant, qui me surprend...

«Une éducation algérienne» est un des rares livres de mémoires, sinon le premier, écrits par des Algériens de votre génération, celle de l’Algérie indépendante. D’où vous est venu ce besoin d’y transcrire non seulement vos souvenirs personnels mais aussi vos «souvenirs politiques»?
Je voulais retenir cette période si vivante, si riche du début de l’indépendance. Un peu comme on veut se rappeler les premiers temps d’un amour quand on est plongé dans le désamour. Et aussi me retrouver en quelque sorte... L’Algérie des années 90, quand j’ai commencé à écrire, me renvoyait une image triste et désespérée. Aujourd’hui encore, quand je traîne autour de la Cinémathèque d'Alger ou devant le défunt «Le Novelty», j’ai du mal à retrouver la trace de mes espoirs et ceux de mes camarades. Alors j’ai écrit pour retenir ce temps et le transmettre aux plus jeunes, et le rendre aussi à ceux de ma génération. Une amie algéroise m’a dit à propos de mon livre : «Tu m’as rendu mon histoire !» Quel formidable compliment !

Vous portez un regard sombre sur les années 60 et 70. Pourtant, c’est en ces décennies-là que l’Algérie a commencé à sortir du sous-développement, à assurer «l’éducation pour tous», «la santé pour tous» et à bâtir une économie moderne. Les années 60 et 70 n’ont-elles rien eu de bon pour le pays?
Je ne trouve pas que je porte sur ces années-là un regard sombre. Même quand j’en fais le bilan et que je reprends à mon compte le jugement des autres, quand ils disent que nous nous sommes trompés, je dis : «Quelle était belle notre erreur». Non. Pour cette période, que j’appelle le «Temps des utopies», j’ai beaucoup de tendresse et plus encore, de reconnaissance. Je vous disais qu’une vie est un voyage initiatique. Sans les années 60 et 70, mon voyage aurait été non seulement triste mais aussi stérile. Je pense que si aujourd’hui, je suis encore «éveillée», c’est en partie grâce aux années 60 et 70. Notre vie n’était pas facile, en un sens encore plus difficile que la vôtre. Mais nous avions en plus ce que vous n’avez pas, l’espoir d’une Algérie meilleure. Et si j’ai voulu raconter ces années-là, c’est pour vous et pour les plus jeunes encore, pour leur transmettre un peu de notre espoir. Si vous avez lu le contraire, c’est que je n’y ai pas réussi !

Vous mettez en question «l’engagement inconscient» de votre génération aux côtés du pouvoir en place au nom des «tâches d’édification nationale». N’était-ce pas, après tout, normal dans le contexte de l’époque ? Y a-t-il vraiment quelque chose à regretter?
Normal. On peut le dire comme ça ; je montre que c’était inévitable, mais justement pas normal ! Si nous avons été roulés dans la farine aussi facilement, c’est que nous sortions d’un abrutissement collectif, le colonialisme, et que nous avions été les otages des morts de la Révolution. La martyrologie a été érigée en méthode de gouvernement. Et ça continue ! N’y a-t-il pas des «associations d’enfants de martyrs de la Révolution» qui doivent bien avoir la soixantaine aujourd’hui ? Sans doute que l’on est déjà en train de penser à une «association des petits-enfants de martyrs» ! Et ainsi de suite…. En droit, en matière de succession on dit : «Le mort saisit le vif.» En politique, ceci s’appelle une «manipulation». Ceci dit, oui, ma génération s’est trompée. Elle s’est crue longtemps l’«allié objectif» du pouvoir. Est-elle entrée dans la phase d’autocritique ? Pas si sûr ! C’est ma contribution à cette mise à plat, et je parie qu’elle fera grincer des dents, même parmi ceux qui ont été les plus floués. Il y a un vieux fond de nationalisme qui survit dans notre désastre.

L’histoire de votre famille est, pour vous, le moyen de dénoncer la marginalisation, après l’indépendance, des Algériens qui ont eu une trajectoire particulière sous la colonisation : la «bourgeoisie nationale», les «élites libérales», les «francophones», etc. ? On pourrait vous rétorquer que certaines de ces élites s’étaient marginalisées elles-mêmes en se tenant à l’écart du mouvement indépendantiste, en préférant «l’égalité» dans le cadre de l’Etat français?
Ceux dont vous parlez étaient de la génération de mon grand père ! Vous oubliez que la génération de mon père était à fond engagée dans l’organisation de la résistance et la lutte armée ! Pour le coup, je me remettrai dans une posture polémiste. Jamais la réussite sociale n’a pesé dans la conscience de cette génération de jeunes bourgeois. Mais, là aussi, je répète : je n’ai pas voulu écrire le livre de la réhabilitation de la bourgeoisie nationale ! Parlant de moi, je ne pouvais la passer sous silence, comme je l’avais fait pendant de nombreuses années, intériorisant la culpabilité qu’on voulait faire peser sur moi, pour me réduire au silence. «Tu n’es pas comme les autres», me disaient mes amis révolutionnaires quand je parlais de la condition désastreuse des femmes algériennes ! Si je reviens sur cette période ce n’est pas «pour régler des comptes» mais pour en tirer une leçon pour aujourd’hui, et pas seulement pour moi. Pour tout le monde ! Ce que nous devons retenir aujourd’hui de cette mise au purgatoire d’un pan de la société algérienne - qui, pas plus qu’un autre, n’a mérité ni démérité de la patrie mais qui a fait ce qu’il devait faire -, c’est la politique d’exclusion mise en œuvre par le pouvoir pour dresser les Algériens les uns contre les autres. Et là, c’est une catastrophe nationale, pour le coup !

Vous décrivez l’émergence violente de l’islamisme comme le résultat logique du traditionalisme du régime, de son école, etc. Vous illustrez votre propos par un rappel du triste sort fait aux femmes aussi bien par le pouvoir (Code de la famille de 1984) que par les islamistes. L’islamisme est-il essentiellement une «dérive culturelle» ? N’est-il pas né des injustices sociales dues à la libéralisation économique des années 80?
Aussi ! Mais il faut insister sur la «programmation» du phénomène, sortir de «la fatalité» du malheur, et croire à l’intervention et au rôle du politique. Il y a eu l’usage de la martyrologie. Il y aura aussi celui de la religion. Et l’école ! Les écoles ont déformé plus que formé. Bien évidemment, on ne pouvait attendre de notre pays qu’il fasse de l’éducation une éducation à la liberté, mais au moins qu’il donne aux petits Algériens les moyens d’analyser, de comprendre, de comparer... L’école algérienne a aidé à enrégimenter les générations post-indépendance. L’école française ne nous avait pas empêchés de nous rebeller contre la France, l’école algérienne n’a pas produit les élites capables de s’imposer devant le pouvoir. Voilà qui doit nous faire méditer sur les mérites comparés des deux enseignements.

Vous vous élevez contre l’explication culturaliste du «drame algérien», celle qui prétend que la violence est inhérente à notre culture. Pourtant, lorsque vous décrivez la dégradation du statut des femmes, vous l’expliquez par la «résurgence des tribus antiques» et de leur «codes d’honneur». N’est-ce pas là un point de vue quelque peu «culturaliste»?
Mon vieux fond marxiste refuse une approche essentialiste de la culture. Dans notre drame il y a eu «préméditation». Je parle du «retour des tribus antiques» dans une rhétorique : je parle du retour du mythe de l’âge d’or de la tribu antique. Au lendemain de l’indépendance, ne nous sommes-nous pas vus comme une grande tribu merveilleuse, comme un ensemble de frères davantage que de citoyens, un mot qui n’a pas beaucoup de sens jusqu’à aujourd’hui ? Il est d’ailleurs dommage qu’au lieu de surfer sur cette fraternité, le pouvoir ait choisi de dresser les Algériens les uns contre les autres pour cacher les intérêts qui se mettaient en place. On attaque la moribonde bourgeoisie nationale et on met en place la nouvelle bourgeoisie compradore. Et celle-là aura les dents longues que les baisers fraternels ne cachent plus dorénavant. S’agissant des femmes et des codes d’honneur, je parlerai plus simplement de résurgence des mœurs archaïques. Résurgence entretenue et favorisée par les pouvoirs en place qui voient là une manière de mieux contenir la «fierté» des hommes. En quelque sorte, les hommes sont laissés maîtres d’un territoire, la féminité, qui leur est concédé par le pouvoir en échange du pouvoir absolu de celui-ci sur le reste !

La défense de la cause féminine a été une de vos préoccupations majeures. Que pensez-vous de ce qui se passe actuellement concernant le statut des femmes en Algérie ? L’amendement du «Code de la famille» constitue-t-il une avancée pour les femmes algériennes?
Il faut toujours prendre ce que l’on vous donne. Les dernières réformes vont sans doute rendre service à certaines femmes. Disons surtout, et ce n’est pas négligeable, à celles qui ont déjà fait un pas dans l’émancipation. Prenons l’exemple du nouvel article sur le tuteur matrimonial, qui autorise la femme à choisir elle-même son tuteur, mais qui ne supprime pas le tutorat qui saura toujours s’imposer ! Quelle frilosité ! Les femmes se sont battues depuis 1962 pour faire reconnaître leur majorité civile ; la tradition musulmane leur dénie ce droit. L’Etat algérien, qui lui a reconnu la majorité politique, lui a dénié la majorité civile en 1984, dans le premier Code de la famille. En 2004, c’était une des promesses du Président-candidat [Abdelaziz Bouteflika, NDR] quand il s’engageait à «lever toutes les réserves aux conventions internationales». Cette promesse avait été suscitée par la honte de se voir dépasser par le Maroc royaliste. Le Roi venait d’accorder des réformes. Il fallait faire mieux que lui, ce qui n’était pas difficile : les réformes de Mohamed VI sont elles aussi timides. Mais ce n’est pas cela qui fut fait. Encore une fois, l’Algérie s’est arrêtée au milieu du gué. Le nouveau Code de la famille ne supprime pas le principe du tutorat matrimonial, qui est un symbole fort de la domination des femmes, mais autorise la femme à choisir son tuteur ! Ce que ces réformes ne proposent pas, et ce dont nous avons besoin pour frapper les esprits, c’est une loi qui rétablisse un ordre du monde dans laquelle la femme est l’égale de l’homme. En ce sens, on peut parler d’absence de loi ! Le Code algérien de la famille est un ensemble de règles, de demi-mesures, le résultat de tractations de bazar, mais pas une loi fondatrice. Notre pays tout entier, et pas seulement les femmes, avait profondément besoin d’une loi fondatrice, pour sortir de l’apathie dans laquelle il semble être tombé, une apathie politique doublée d’une violence toujours prête à surgir. Pendant la période d’attente de ce nouveau Code, j’avais senti de l’espoir, cet espoir était palpable chez les hommes et les femmes : «ça va bouger !» Et puis rien ! Le sentiment d’une fatalité est retombé sur le pays ! Ainsi aucune Loi n’interdit d’humilier les femmes, je dirais même qu’elle encourage à le faire. Alors de cette violence symbolique à la violence tout court il n’y a qu’un pas.

Parlons des années 90. Vous exprimez votre incompréhension de la barbarie qui les a caractérisées (massacres collectifs, déportations…). Cette tragédie est probablement en train de prendre fin. A-t-elle, selon vous, immunisé les Algériens contre d’autres tragédies sanglantes?
On y arrive. Le drame des années 90 n’est pas tombé du ciel. Tout ce que nous venons de dire sur la violence sexiste, la violence politique, pensez-vous que cela ait pris fin avec la politique de «réconciliation nationale» ? Avec la «pacification» ? Le mal est profond. Il s’inscrit dans notre mémoire douloureuse. Il faut le prendre d’une manière énergique, le dire. Trouver les causes en nous d’abord. De plus, nous sommes dans un contexte international qui n’arrange rien. La violence est devenue une internationale, comme les défunts mouvements de fraternité et de libération des peuples qui ont bercé nos jeunesses. Qu’avons-nous à opposer à ce courant ? Les échecs de la modernité ? Le mépris des Occidentaux ? Le mépris de nos dirigeants ? Il semble aujourd’hui que la jeunesse oscille entre tuer l’autre et se fondre en lui. La colère destructive ou l’exil dans le silence. Le meurtre de l’autre ou la perte de soi. C’est là-dessus que s’ouvrent nos indépendances ! Et pourtant si c’était à refaire, nous serions encore nombreux, sinon tous à le refaire.

Le titre complet de votre livre est : «Une éducation algérienne : de la révolution à la décennie noire». C’est la décennie 90 qui clôt votre pérégrination dans le temps passé. Est-elle finie ? Les jeunes générations vous inspirent-elles de l’espoir?
D’abord j’ai envie de vous dire que je suis toujours de la génération qui est sur la brèche de l’histoire. Jeune ou pas jeune. Pour répondre à votre question d’une manière lapidaire : non, la jeune génération ne me donne pas d’espoir. Et je sais aussi qu’elle n’a pas d’espoir, sinon celui de partir. Quand vous interrogez ces jeunes, vous constatez vite que pour eux il n’y a pas d’aventure collective. Cette idée est, je crois, définitivement remisée. Et de plus, il n’y a pas d’espoir individuel. Se réaliser dans un métier ou gagner de l’argent ? Les deux sont difficiles et pour certains impossibles. La société algérienne est une société bloquée. Les chemins de la réussite ne sont pas ouverts aux plus vertueux. Sur le plan des mœurs, le pays s’enfonce dans la bigoterie, ce qui n’aide pas à la réalisation de soi. La société socialiste a accouché d’une société de castes aux frontières infranchissables !

Les livres de mémoires sur la période post-indépendance sont quasiment inexistants ? Pourquoi, selon vous, le silence des acteurs de cette période?
On dit qu’il faut attendre 50 ans pour que les choses se révèlent. Faisons le pari qu’il y aura de nombreux livres comme celui-là.


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