Publié le 13.10.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie
MAAMAR FARAH
Par Maâmar Farah
• L'accord remet en cause la libre circulation sur simple présentation d'une carte d'identité (Évian)
• L'imposition de visas aux Algériens : une rupture significative dans le régime dérogatoire privilégié
• Les Algériens exclus de privilèges substantiels concédés par le droit commun aux autres nationalités
• La menace de dénonciation de l'accord de 1968 relève plus de la surenchère électorale que d'une réelle stratégie diplomatique.
• C'est à l'Algérie d'évaluer si rompre ce dernier lien colonial est bénéfique.
Pour l'Algérie, devenue le bouc émissaire des milieux extrémistes français, l'accord de 1968, aujourd'hui objet d'un odieux chantage, est une «coquille vide», selon les termes du président de la République. Dès lors qu'il perd progressivement son assise face au droit commun, vaut-il encore la peine d'être défendu, d'autant qu'il ne répond plus aux intérêts de nos concitoyens ?
Paradoxalement, ce n'est pas à la France de décider de dénoncer ou non cet accord. C'est à l'Algérie de déterminer s'il est opportun de rompre ce dernier vestige de l'ère coloniale. La question cruciale demeure : cet accord est-il encore avantageux pour les Algériens, notamment en matière de liberté d'entrée et de séjour en France ? C'est ce que prétendent les détracteurs acharnés de notre pays.
Pour mieux comprendre la nature de ce débat, il est essentiel de revenir sur l'origine de cet accord, les circonstances de son adoption et son évolution. Il est bon de rappeler que les accords d'Évian avaient initialement consacré la libre circulation des Algériens vers la France, sous la simple condition de présenter une carte d'identité. Ce principe, concédé par la France en contrepartie du maintien des Français en Algérie, a rapidement été remis en cause, dès 1963, face à l'afflux massif de migrants algériens.
Un accord qui met fin à la libre circulation prévue par les accords d'Évian
Un premier accord temporaire est conclu en 1964 pour maîtriser ces flux migratoires. C'est dans ce contexte qu'intervient l'accord de 1968, qui met fin à la libre circulation prévue par les accords d'Évian, en instaurant un régime spécial encadrant la circulation, l'emploi et le séjour des Algériens en France. Contrairement aux idées reçues, cet accord n'était nullement un texte libéral.
En réalité, il a évolué dans un sens restrictif au fil des ans, à travers trois avenants (1985, 1994, 2001) qui ont progressivement réduit les avantages spécifiques accordés aux ressortissants algériens.
Pour bien comprendre cette érosion des droits reconnus aux Algériens sur le papier, il faut rappeler le contenu de ces trois avenants :
- Le premier avenant, conclu en 1985, a abrogé les deux premiers articles de l'accord de 1968 relatifs au régime de contingentement annuel de 35 000 travailleurs algériens devant être employés en France. La conclusion de cet avenant est intervenue un an avant l'imposition par la France, en octobre 1986, de visas aux Algériens désireux de se rendre dans ce pays.
- Le deuxième avenant, conclu en 1994, a introduit plus de formalités concernant la délivrance des certificats de résidence et l'organisation des visites familiales.
- Le troisième avenant, conclu en 2001, a notamment permis aux ressortissants algériens de bénéficier des améliorations apportées au droit des étrangers, à travers notamment la loi Reseda de 1998, laquelle a instauré de nouvelles voies pour l'obtention des titres de séjour.
Des formalités plus contraignantes
Ainsi, le régime dérogatoire de cet accord, conçu initialement comme une protection, s'est révélé pénalisant. Par exemple, l'imposition des visas aux Algériens dès 1986 a marqué une rupture significative. Les avenants ont par la suite introduit des formalités supplémentaires plus contraignantes que celles du droit commun applicable aux étrangers en France, privant notre communauté de certains avantages.
L'accord de 1968, à la lumière de ces éclaircissements, mérite-t-il encore d'être défendu ? Qu'apporte-t-il de si précieux aux Algériens pour qu'on veuille les aligner sur les autres nationalités ? Oui, il y a des avantages et on peut les résumer ainsi : primo, la carte de séjour de 10 ans peut être obtenue au bout d'un an de résidence, contre trois ans pour les autres étrangers hors Union européenne. Secundo, une plus grande liberté d'installation en France dans le cadre de projets commerciaux ou artisanaux, c'est-à-dire toute activité entrepreneuriale. Tertio, la carte de séjour du conjoint peut être obtenue immédiatement après l'entrée en France avec un visa de court séjour (pas d'exigence de visa de long séjour comme cela est le cas pour les autres nationalités).
Mais il faut relativiser ce constat puisque 60% des membres de la communauté nationale en France sont des binationaux, ce qui restreint de facto le champ d'application de l'accord de 1968.
En outre, ces avantages sont, dans certains cas, des avantages nominaux, dans la mesure où le pouvoir discrétionnaire des préfets aboutit, le plus souvent, à en priver nos ressortissants. C'est le cas notamment, lorsqu'il s'agit de la délivrance du document de circulation au profit d'enfants mineurs recueillis dans le cadre de la «kafala», du changement de statut de «visiteur» à «salarié» ou encore de la délivrance de l'autorisation provisoire de séjour pour les personnes malades.
En plus, l'évolution du statut des étrangers non algériens, c'est-à-dire toutes les autres nationalités, a introduit de nombreux avantages dont sont privés les Algériens. Les modifications introduites durant les deux dernières décennies au «Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile» en France ont apporté certains avantages aux non-Algériens alors que l'accord de 1968 est resté figé.
A cet égard, une simple comparaison entre le régime de droit commun et le régime dérogatoire de l'accord de 1968 permet de relever ce qui suit :
- Premièrement : les titres de séjour en France créés par les lois de 2003, de 2006 et de 2018 ne sont pas applicables aux Algériens. Il s'agit des titres de séjour encadrant l'immigration professionnelle tels que les cartes de séjour pluriannuelles portant mention «passeport talent» ou encore les cartes de séjour pluriannuelles portant la mention «étudiant programme de mobilité». Cette exclusion des Algériens des titres de séjour pluriannuels est considérée comme étant la plus pénalisante pour eux.
Deuxièmement : les ressortissants algériens sont exclus des facilités de régularisation des sans- papiers par le travail ou pour motif humanitaire, facilités consacrées par une loi française adoptée en 2004 et dont bénéficient les autres nationalités autres qu'algérienne.
- Troisièmement : la régularisation de la résidence pour un étudiant algérien ne peut se faire qu'au bout de 15 ans de séjour en France, contre 10 ans pour les étudiants d'autres nationalités.
- Quatrièmement : l'étudiant algérien titulaire d'un titre de séjour qui souhaite exercer une activité salariée en France doit solliciter une autorisation provisoire de travail et ne peut être employé au maximum que 50% de la durée annuelle dudit emploi (contre 60% pour les autres nationalités qui, elles, ne sont pas tenues par l'obtention de l'autorisation provisoire de travail).
- Cinquièmement : les exigences imposées aux ressortissants algériens en matière de regroupement familial sont plus lourdes que celles imposées aux autres nationalités. A titre d'exemple, les Algériens sont tenus de justifier de ressources financières stables et suffisantes égales ou supérieures au SMIC, obligation qui n'est pas applicable aux autres nationalités.
- Sixièmement : la possibilité de changement de statut professionnel ou de séjour pour les ressortissants algériens en France est sujette à l'appréciation des préfets alors qu'elle est accordée sans conditions aux autres nationalités.
- Septièmement : la délivrance de documents de circulation pour les enfants mineurs nécessite, dans le cas des Algériens, que l'un des parents soit en situation régulière. Cette condition n'est pas exigée pour les autres nationalités.
Voilà qui démontre clairement que l'accord de 1968, complété par les trois avenants, n'est pas nettement avantageux pour les ressortissants algériens qu'il exclut de privilèges substantiels concédés par le droit commun aux autres nationalités. Ce constat, établi dès l'année 2009, a incité les parties algérienne et française à entamer des négociations en vue de la conclusion d'un quatrième avenant à l'accord de 1968. Ces négociations n'ont pas été concluantes en raison de la volonté affichée par la partie française de remettre sur la table les questions relatives aux biens immobiliers appartenant à des ressortissants français en Algérie et aux conditions d'établissement des ressortissants français dans notre pays.
Un instrument de chantage
Au-delà des aspects juridiques, la menace de dénonciation de l'accord de 1968, régulièrement brandie par certains milieux politiques en France, relève plus de la surenchère électorale que d'une réelle stratégie diplomatique. Cette menace est utilisée comme un instrument de chantage, notamment en lien avec la question de la réadmission des ressortissants algériens en situation irrégulière.
Par ailleurs, ni l'accord de 1968 ni ses trois avenants ne comportent de clause expresse concernant sa dénonciation. De l'avis de plusieurs juristes et think tanks français qui se sont penchés sur cette question, rien dans la lettre de l'accord de 1968, ni dans les circonstances de son adoption, ne permet de penser que l'intention des deux gouvernements était de permettre la dénonciation unilatérale dudit accord. Cette analyse s’appuie, en effet, sur les dispositions de l'article 56 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités.
Et si cette volonté de dénoncer l'Accord, brandie comme une menace, n'a aucune base juridique, elle reste une opération politicienne et un enjeu de surenchère politique franco-française à l'occasion de chaque échéance électorale dans ce pays.
Ensuite, il est indéniable que la préoccupation majeure de la partie française porte beaucoup plus sur la réadmission des ressortissants algériens se trouvant en situation irrégulière en France. Le lien entre cette question et la menace de dénonciation de l'accord de 1968 a été rendu évident, à la fois, par les déclarations de l'ancien ambassadeur de France en Algérie, Xavier Driencourt, et par le projet de résolution demandant la dénonciation unilatérale de cet accord, projet qui a été déposé à l'Assemblée nationale française en juin 2023 par le parti «Les Républicains».
Enfin, il va sans dire que cette menace de dénonciation n'est pas sans lien avec l'insistance de la partie française sur la relance des négociations en vue de la conclusion d'un quatrième avenant à l'accord de 1968.
Le but n'est autre que celui de remettre à l'ordre du jour l'épineux dossier des biens ayant appartenu aux Français d'Algérie, ainsi que la libre circulation des ressortissants français en Algérie, y compris les harkis et leurs descendances. D'autre part, une arrivée de l'extrême droite au pouvoir en France aurait eu un impact certain sur l'avenir de cet accord qui a longtemps constitué une obsession pour cette formation politique. Cette perspective ayant été momentanément écartée, notre pays a désormais toute latitude d'ouvrir sereinement, froidement et sans précipitation une réflexion autour de cet accord.
Que faire de cet accord ?
Face à cette situation, l'Algérie dispose de trois options :
1. Exiger de la France le respect de l'accord de 1968 et son application stricte.
2. Relancer les négociations pour un quatrième avenant, afin d'aligner l'accord sur le droit commun tout en conservant certains avantages spécifiques.
3. Signifier à la France que l'Algérie n'est plus attachée à cet accord et souhaite que ses ressortissants soient soumis au régime de droit commun.
Ces réflexions doivent être menées avec pour seul objectif la défense des intérêts des Algériens vivant en France. Cependant, et dès à présent, il y a des lignes de réflexion qui se dégagent autour des trois options précitées. Celles-ci se présentent comme suit :
- La première option signifie donner la possibilité à la France de continuer à utiliser l'accord de 1968 comme un instrument de pression contre notre pays et d'accepter, par là même, que notre communauté devienne un des enjeux permanents des différentes échéances électorales en France.
- La deuxième option fait encourir à notre pays le risque de devoir ouvrir et traiter des dossiers explosifs, tels que ceux des biens immobiliers des Français d'Algérie, les visas pour les Français et les harkis, autant de dossiers qui donnent satisfaction à la France en contrepartie de l'accès de nos ressortissants au régime de droit commun.
- La troisième option conduirait à libérer nos concitoyens du carcan d'un accord devenu désuet et contraignant, pour leur permettre de bénéficier des avantages du régime de droit commun, à l'instar des autres nationalités non européennes. Cela impliquerait, bien entendu, des ajustements, mais aussi une clarification des règles applicables aux Algériens en France.
Cette troisième voie renvoie au fait que l'accord de 1968 est la dernière incarnation de la relation coloniale entre l'Algérie et la France. Cet instrument juridique est, à présent, le seul qui rappelle que l'Algérie était une colonie française.
Dans tous les cas, cette réflexion ne doit pas être précipitée. La décision finale doit s'appuyer sur une analyse approfondie des conséquences de chaque option, à la lumière des évolutions récentes du droit français de l'immigration et de la situation des Algériens établis en France. Le ministère des affaires étrangères algérien adopte une méthode réfléchie et sage pour évaluer les inconvénients et les avantages de chaque option. Il ne s'agit pas de prendre une décision rapide à partir d'un bureau algérois. La réflexion va être menée au niveau de tous les consulats algériens en France, avec la participation active des principaux intéressés : les membres de la communauté nationale établie dans ce pays.
Il s'agit, pour l'Algérie, de faire un choix stratégique qui protège ses ressortissants tout en affirmant sa souveraineté face aux pressions extérieures. Au-delà des débats actuels, il est essentiel que cette décision soit prise en toute sérénité, en tenant compte des intérêts bien compris de notre communauté en France et des relations franco-algériennes, qui ne sauraient se réduire à une simple question d'accord migratoire.
L'accord de 1968, de moins en moins pertinent face aux droits communs, ne répond plus aux besoins des Algériens. Ironiquement, la France ne devrait pas décider de sa remise en cause ; c'est à l'Algérie d'évaluer si rompre ce dernier lien colonial est bénéfique. La question clé demeure : cet accord est-il encore avantageux pour les Algériens en matière de liberté d'entrée et de séjour en France ?
M. F.
MAAMAR FARAH
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Posté Le : 18/10/2024
Posté par : rachids