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Espace et sacré au Sahara. Ksour et oasis du sud-ouest algérien



Espace et sacré au Sahara. Ksour et oasis du sud-ouest algérien

On est heureux de saluer la publication d'un ouvrage d'anthropologie sur une région saharienne de l'Algérie (sud-ouest) qui est restée trop à l'écart de la recherche scientifique. Depuis la mince littérature d'époque coloniale, on ne trouve que trois thèses soutenues en France, une au Maroc et les travaux de Mouloud Mammeri sur les cérémonies de l'Ahellîl du Gourara. Ces derniers ne figurent pas dans la bibliographie de l'ouvrage qui ne signale pas non plus la thèse d'État de Abdelkader Boualga, Timimoun, l'oasis rouge du Gourara, Université Paris V, novembre 1981 (sous la direction de V. Monteil).

Les enquêtes de terrain, approfondies et accompagnées de dépouillement de documents et de manuscrits arabes, ont été menées, entre 1990 et 1994, dans deux régions du vaste sud-ouest algérien, à Kenadsa, dans la Saoura et à Timimoun, dans le Gourara, éloignées l'une de l'autre de plus de 350 km (l'échelle de la carte p. 21 doit être au moins multipliée par deux).

L'idée centrale qui se développe tout au long des pistes et des thèmes de recherche consiste à prendre le contre-pied d'une géographie déterministe qui voudrait que les structures de l'espace habité soient étroitement tributaires des contraintes écologiques qui pèsent sur lui. Pour l'auteur, la détermination de la configuration de l'espace vient plutôt du sacré, entendu ici sous ses formes institutionnelles islamiques et, en particulier, sous la forme de l'empreinte de la vie de saints personnages. « La géographie du sacré » (p. 165) s'exprime de manière privilégiée, selon l'auteur, dans le déploiement festif du mawlid (ou mulûd) qui célèbre, sous couvert d'anniversaire du Prophète, celui du saint « patron » de l'agglomération ou des saints « patrons » de la région.

Avant d'entamer l'analyse du déroulement concret des mawlid locaux, une mise au point et une réflexion sont menées sur cette notion et sur la « fête » qui a été instaurée dans le monde musulman à cette occasion. On trouve ici une des démarches intéressantes de ce travail, à savoir un va-et-vient permanent entre les données de l'enquête de terrain, l'histoire locale des pratiques et des croyances et l'analyse anthropologique de ces mêmes pratiques et croyances dans l'histoire plus générale (ou fondamentale) de l'islam. On voit, par exemple, poindre, à propos du mawlid musulman, l'idée que son institutionnalisation pourrait avoir quelque rapport avec une réaction contre le sentiment d'une invasion des festivités de la naissance de Jésus-Christ (croisades en Orient, reconquista espagnole en Occident). Sur le déroulement des festivités sacrées et profanes du mawlid, tant à Kenadsa que dans les oasis de Timimoun, le tableau ethnographique dressé se révèle abondant, vivant et – force de l'enquête directe – à l'écoute attentive des paroles échangées, des textes psalmodiés, que l'auteur décortique linguistiquement et anthropologiquement sur le champ ou dans l'un des chapitres suivants. La prise en compte de la langue locale et de la langue plus littéraire des textes permet assurément une compréhension et un questionnement plus profonds des phénomènes.

Mais l'exercice mérite contrôle. Ainsi (p. 51) l'idée que la notion de ‘îd (fête) « provient de ‘awd (retour) » est tentante mais apparemment non fondée linguistiquement, à cause d'un yâ' radical d'un côté et d'un wâw de l'autre. Ailleurs (p. 230), à propos du terme ksar, pl. ksour, de l'arabe qasr, pluriel qusûr, le rapport supposé avec le radical arabe qsr qui désigne l'écourtement, le rapetissement, le rétrécissement, est étranger au terme qui n'est qu'une adaptation arabe du latin castrum (camp fortifié). Par contre, l'analyse est payante pour les noms et surnoms des populations, des quartiers, de la topographie, des dénominations des catégories sociales etc. Par exemple, il est instructif de lire que le terme de hrâtîn (esclaves affranchis) ou celui de mrâbtîn (« marabouts ») sont présents ici comme ailleurs au Sahara.

En remontant aux « saints patrons » qui sont à l'origine de ces cérémonies festives, on découvre avec intérêt qu'il s'agit d'une catégorie de saints nouvelle à l'époque (xve-xviiie s.), celle de saints lettrés. Autre constat : tous ces saints oasiens s'inscrivent dans des réseaux confrériques et en sont parfois les créateurs, comme Ben Bûzyân, le saint de Kenadsa, à l'origine d'une branche confrérique qui porte son nom, la Zyâniyya. Or, indique l'auteur à propos de la diffusion du mawlid du Prophète, « les confréries religieuses joueront un grand rôle dans la popularisation d'un tel événement » (p. 39). Le paradoxe a voulu que le mawlid, propagé par des saints confrériques en l'honneur du Prophète, se soit reconverti en célébration de leur propre anniversaire. Sur le maillage confrérique des oasis et de leurs saints, les informations concernant Ben Bûzyân de Kenadsa et sa Zyâniyya sont précises et bien documentées ; en effet, il est le disciple des deux fondateurs de la confrérie Nâsiriyya de Tamgrût (Oued Dar'a, Maroc) dont le rôle de diffuseurs de la doctrine shâdhilî a été capital aux xviie-xviiie siècles, non seulement au Sahara marocain et algérien mais aussi mauritanien et malien. Quant aux saints de la région de Timimoun et à leurs confréries de rattachement, malgré la diversité des étiquettes, toutes relèvent de la même Nâsiriyya-Shâdhiliyya, ce qu'il aurait peut-être fallu souligner davantage au niveau des conséquences. En effet, les caractéristiques religieuses observées et annotées sont spécifiquement celles véhiculées depuis les origines (xiiie siècle) par le courant de la Shâdhiliyya. Celui-ci s'est construit en prônant une mystique très retenue, opposée aux manifestations extatiques collectives (danse, transe etc.) et insistant par contre beaucoup plus sur l'observation de la religion légale. D'où l'importance, pour ce courant, de l'instruction et des livres, ce qui a produit les « saints lettrés » en question. L'autre point caractéristique de la Shâdhiliyya et des confréries qui en sont issues consiste bien, comme l'ouvrage l'a constaté, dans une vénération du Prophôte qui confine parfois au culte et en conséquence on comprend mieux l'essor du mawlid prophétique à travers leurs réseaux.

L'ouvrage n'est pas seulement riche de l'apport de données de terrain et des réflexions qui en découlent mais il s'attache aussi à des problématiques plus larges sur certaines notions centrales de la sociologie ou de l'anthropologie du religieux. Sacré, topographie, architecture, fête, sont quelques-uns des concepts qui s'entrelacent dans le parcours intellectuel accompli à travers les oasis et leurs cérémonies du mawlid. Ces concepts sont retravaillés d'abord à la lumière des auteurs classiques des sciences sociales, comme Halbwachs, Otto, Brown, Durand, Dupront etc. Mais ils sont aussi, par la force des choses, confrontés aux situations à la fois saharienne et islamique qui ne correspondent pas aux références culturelles et religieuses sur lesquelles se sont appuyés les auteurs dits classiques. Ainsi, les conclusions tirées de l'ouvrage de F. Isambert, Le sens du sacré. Fête et religion populaire (Paris, Les éditions de Minuit, 1982 [coll. « Le Sens commun »]), « ne pourraient, en aucun cas, être reconduites pour une fête comme celle du mawlid » car « elles demeurent circonscrites à l'aire géographique qui lui a servi de base d'étude » (p. 182). Il nous semble que ce type de réflexion épistémologique gagnerait à être étendu pour permettre de dégager ce qui, dans les théories des sciences sociales, relève subrepticement d'un conditionnement chrétien des concepts. Ainsi, par exemple, la notion de pèlerinage (p. 185), reprise telle quelle à Dupront dans son acception chrétienne, nous paraît empêcher l'analyse du sens socio-islamique des pratiques locales ; dans sa réflexion, l'auteur en arrive à devoir effectuer un glissement de sens (p. 185-186), en passant de « procession » à « pèlerinage », pour pouvoir retrouver les thèses de Dupront. Mais le mouvement de pensée qui confronte les « classiques » des sciences sociales aux données ethnographiques des paysages culturels musulmans est en marche et affleure à plusieurs endroits de ce travail. Souhaitons que ces avancées permettent dans le futur de rendre plus universels des concepts et des notions trop rapidement qualifiés de « classiques » parce que trop euro-chritianisés à la naissance.

 

Le glossaire (p. 275-278), bien venu, aurait pu, augmenté des noms propres et de lieux, fournir un index bien utile pour un travail aussi riche.

 

Pour citer cette recension :
Constant Hamès, « Espace et sacré au Sahara. Ksour et oasis du sud-ouest algérien », Archives de sciences sociales des religions, 130 (2005




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